Lampedusa (je ne te vois pas)
Je ne te vois pas
Caillou presque plat
Perdu
Dans l’immensité
Bleue.
On est parti dans la nuit
Sans lumière et sans bruit
C’était le calme plat. Le danger, immédiat,
Sur la plage à Zawiyah, c’est la police
Alors on a glissé, furtifs,
On a fait taire les enfants
Frêle esquif
Plein
Vieux
Puant
On a dit à l’un, tu seras pilote
On m’a dit à moi
Tu seras vigie
Parce que je parle ta langue
De vipère
Passeur
Et aussi celle de mes congénères
Hères, pauvres et errants.
J’ai payé et graissé, d’un maigre bakchich
Ta main sale
Le moteur fait trembler la coque
A présent
Et les os
Des forçats de la cale.
Il crache une fumée noire
Âcre
Qui fait tousser quelques femmes
Mais qui ne se voit pas
Noirceur sur noir du soir
Et c’est tant mieux.
Le piège sournois
Pendant longtemps
Ce sont les gardes-côtes
On sait. Alors on se tait. Toujours.
Quelques mots rapides, échangés. Moi, la vigie, « plus à gauche », au pilote, plein Nord indique le gépéesse.
S’ils te rattrapent, s’ils te repêchent,
C’est le retour
Et je ne m’en retournerai pas
Dans les caves de Libye
A mendier pitié
Chien, rat, et cancrelat à la fois
Île maudite,
Île bénie,
Caillou presque plat
Je ne te vois pas
Les piles sont foutues
J’ai perdu le point sur l’écran
Alors je dis
Tout droit
Et je ferme les yeux
Il n’y a que du bleu
Autour
Dessous
Au-dessus
Le deuxième jour
Le dernier fond
Du dernier bidon
D’eau,
Chaude, saumâtre et fétide
A été disputé
Sur la barca, plus un mot
Même le bébé s’est tu
Endormi
Ou mort
Contre le sein de sa mère (?)
Petite tête que l’on devine
Enfouie dans un tissu
Petite toile dérisoire
Contre soleil sans pitié
Un homme gémit
La peau brûlée
Par le gasoil, mêlé d’eau salée,
Renversé du jerrican
A chaque fois qu’il fallait remplir le petit réservoir du moteur
Qui pousse péniblement
L’embarcation
Il s’arrête. A chaque instant. Le moteur. Il tousse, crache et puis repart.
L’un dit qu’il est trop chaud.
L’autre que c’est le diable.
Chacun s’accroche à son gri-gri
Son Dieu
Ce qui lui reste de vie.
Une larme coule d’un œil
Mi-clos
Doucement
Dernière goutte d’eau
Rouge sang
D’un corps desséché
Qui roule sur la joue
Et trace un sillon sur la peau blanche de sel
Au loin la silhouette d’un cargo
Plus tard une grosse embarcation, traînant lentement un vaste filet,
– certains crient, s’agitent –
Qui ne s’arrêtera pas.
Caillou presque plat
Île,
Destination, délivrance
Je ne te vois pas
La mer est calme
Il n’y a plus d’essence
Pas un souffle ne s’entend
Ni dans l’air
Ni de la bouche des gens
Qui respirent
Encore
C’est un ballet bien rôdé
Celui des vacanciers
Venus du nord
Un ballet bien rôdé
Celui des rescapés
Venus du sud
Ils se croisent
Jamais ne se verront
Sur ce bout d’île posé
Caillou presque plat
Au milieu comme ça, on se demande pourquoi,
De la mer, qu’on veut appeler frontière
Et elle qui s’en moque, du nom que lui donne les Hommes
Tu ne me verras pas, rassure-toi
Et je ne te verrai pas
Ils disent, ici, c’est l’Italie
Là-bas c’est chez toi,
Ici c’est chez nous.
Mais la mer, elle, s’en moque.
Des hommes nous hissent depuis leur coque de fer
Grise
Ils parlent fort
Dans une langue que je ne comprendrais pas
Malgré des semaines à l’entendre
Ils comptent… « ventisei, ventisette… »
En combinaison blanche
Derrière leur masque épais
Seule leur voix me parvient
Je ne les vois pas
Mes yeux sont aveugles.
Aveugles de bleu,
Aveugles de sel et de soleil.
C’est un ballet bien rôdé.
Celui des petits scooters
Des jeunes couples
Ombrellone
Ray-ban
Corps qui cherchent le soleil
Quand le mien le maudit
Corps qui glissent dans la mer
Quand le mien la fuit.
On ne se verra pas. C’est sans doute mieux comme ça.
Il y a les bons-vivants. Et puis les survivants.
Je ne t’en veux pas. Pas un seul instant.
C’est un ballet bien rôdé
Une pièce sans spectacle
En trois actes
Acte I – Débarquement
D’abord au Molo Favaloro, sous bonne garde
Guardia Costera, Carabinieri, Guardia di Finanza, poliziotti
Ils sont tous là
A surveiller que tu ne me vois
Pas
Sortir
De la grosse vedette grise
Celle qui nous a rattrapé
Juste à temps
Pas de naufrage
Sur ta plage
L’autobus ne marque pas de stop, destination hotspot
La carcasse de bois
De la barca
Remorquée
Hissée sans attendre
A l’arrière d’un camion
Et brûlée dans la petite cimenterie
Pas de reste
Pas de trace
Invisibles
Nous sommes invisibles
Je n’existe pas pour toi
Les ballets se croisent
Bien réglés
Ils ne doivent jamais se rencontrer
Tu es arrivé hier
Par les airs
Ou par l’aliscafo
Tu viens de plus loin que moi
Pour te glisser
Nu ou presque
Dans les eaux merveilleuses
De la Spiaggia dei Conigli
Je ne les verrai pas et je ne veux pas les voir
Ni les falaises du nord, ni la Mare Morto
Ni la Cala Pulcino
Je ne veux plus voir la mer
Acte II – Attente
Tu attends ton caffè, via Roma
Attablé
A la terrasse ombragée
Je ne te verrai pas
Et tu ne me verras pas
J’attends la fin de la journée
Allongé
Sur un carré de mousse molle
Ils nous ont enfermé, au milieu
De ce caillou presque plat
On ne se plaint pas
On ne sort pas. C’est fermé. Gardé. Barbelé. Comme une prison. Pourtant, il n’y a nulle part où aller.
Mais il ne faut surtout pas
Que tu me vois.
Maintenant je sais. La mer m’a recrachée, et jamais je ne retournerai
Là-bas
Où ils disent que c’est chez moi
Parfois on manque d’eau. Je crie avec les autres. Ils jouent au ballon. Je prie.
Mes yeux voient
A nouveau
Acte III – Évacuation
Trois ou quatre jours
Après ton arrivée
La peau un peu brûlée
Les yeux plein de rêves
Tu repartiras
En même temps que moi
Vers un continent qui t’a vu naître
Celui qui me verra renaître,
Peut-être
Tu ne me verras pas
Me devinera peut-être
Dans la file, patient, du ferry
Celui en vieille tôle rouillée
Que tu ne prendras pas.
Ici, ils ne nous gardent pas.
Sur ce caillou presque plat
Ceux comme moi
Que la mer
N’a pas avalé
Sont évacués.
La route est longue
Vers la liberté
Je sais, encore.
Mais que valent une ou deux années
A attendre, encore, la délivrance
Après la misère
Mon errance
Ma vie
De rien
On me dira
Que cherches-tu ici
Il n’y a rien pour toi
Pourquoi ne retournes-tu pas chez toi ?
Ah !
Si tu as le temps, si tu viens en paix
Je te dirai
Je te dirai mon histoire
Et celles de celles
Et celles de ceux
Que tu ne vois pas
Mais qui comme moi
Ont échoué
À Lampedusa
L’île italienne de Lampedusa, au sud de la Sicile, n’est distante que de 180km de Sfax en Tunisie, de 128km du point le plus proche de la côte tunisienne et 300km de la côte Libyenne. Le trajet maritime depuis la Tunisie et la Libye vers l’Italie est une des première route migratoire vers l’Europe, celle que l’on nomme de « Méditerranée Centrale », elle est évidemment dangereuse, puisqu’il faut 24h à 3 jours de mer, suivant l’embarcation et la météo pour atteindre une terre européenne. Lampedusa est la destination principale d’arrivée de cette route, avec plus de 35 000 arrivées comptabilisées en 2021, depuis des pays d’origine très variés, notamment le Bengladesh, l’Egypte, la Tunisie, l’Afghanistan, la Syrie, mais aussi le Soudan, l’Erythrée et de nombreux pays d’Afrique. Sans pouvoir établir de comptabilité précise, on estime à environ 3 000 par an, le nombre de vie perdues en mer sur cette route.
Le 3 octobre 2013, le naufrage d’une embarcation transportant 500 personnes à moins de 2 km de l’île suscite une grande émotion mais aussi de vives réactions sur l’île et partout en Italie. Après quelques années d’opération de « Search and Rescue », dans la zone de sauvetage nationale, l’Italie tout comme la Grèce et l’Espagne, pays de première arrivée, a désormais suspendu toutes les opérations de secours maritime aux migrants, en « externalisant » à la Libye, la Turquie, la Tunisie et le Maroc, par des accords de financement et de dons de matériel, le soin de retenir les candidats migrants depuis leurs côtes. Frontex, la tristement célèbre police européenne aux frontières, a vu ses moyens se multiplier pour militariser son action. À Lampedusa, pour ne pas nuire à la réputation de l’île qui dépend essentiellement du tourisme haut de gamme, et à l’image de toute la politique européenne aux frontières, une vaste stratégie « d’invisibilisation » est mise en place: il s’agit de rendre le moins visible possible l’arrivée, le séjour puis l’évacuation vers l’Italie continentale des dizaines voire centaines de migrants qui débarquent chaque jour. Les débarquements se font sous surveillance policière, sur un quai fermé au public. Les arrivants sont ensuite transportés en autobus vers un centre de détention totalement fermé et militarisé, le »hotspot », inaccessible y compris aux ONG ou au HCR, au sein duquel ils séjournent de quelques jours à quelques semaines, le temps de leur identification et enregistrement, avant d’être embarqués vers Agrigente en Sicile et le prochain centre de détention, le tout sous escorte policière.
Le durcissement et la « policiarisation » de l’accueil des migrants en Europe, qui ne sont auteur d’aucun crime ou délit, a pour but de rendre le fait migratoire moins visible, car jugé politiquement impopulaire, mais aussi de lutter contre l’effet ‘d’appel d’air’, dont il a pourtant été démontré par de nombreuses études, y compris provenant d’organismes de recherche publics, qu’il est un mythe infondé.
Le plus grand appel d’air, c’est celui de la répulsion des pays d’origine et des situation individuelles, suivi ensuite de l’état de la mer et de la météo en Méditerranée centrale. Le reste, c’est du vent pour ceux qui veulent y croire.
Pour soutenir les ONG qui agissent face à cette situation:
A Lampedusa: Mediterranean Hope et le Comitato 3 Ottobre
Opérations de Search & Rescue en Méditerranée centrale: SOS Méditerranée, Pilotes Volontaires, Open-Arms, Sea-Watch
Voir également le magnifique film documentaire Fuocoammare, de Gianfranco Rosi, récompensé d’un Ours d’Or à la Berlinale 2016.