Roulée, jeunesse.
Son grand-père, s’il était encore en vie, aurait dit de lui qu’il était un « beau parti ». Gérard était en effet plutôt beau gosse et tout semblait lui réussir. Lui, n’aimait pas son prénom, Gérard. Ça ne collait pas. Depuis le début, depuis les Gégé à l’école, il ne le supportait pas. Il aurait préféré Jérôme, ça démarre pareil mais ça continue plus doux, plus moderne. Jérôme, ça rime avec arôme, môme et fantôme. Mais non, son père avait déclaré, le jour de sa naissance, à la mairie de Versailles : Gérard. Sa mère avait été d’accord. Et le jeune secrétaire de permanence à la mairie ce jour-là, aussi.
Plus tard, au travail, il avait bien essayé de se faire appeler Gé. Djay plutôt, car au travail de Gérard, on parlait anglais. Mais ça n’avait pas collé non plus. Parce que Djay c’est « J » en anglais et « G » c’est Dji, si bien que les français quand ils parlaient anglais disaient « Gé », et les autres, ceux qui parlaient anglais mais pas français, comprenaient « J » et bientôt on ne savait plus qui était qui. Alors c’est « Gérard » qui reprenait le dessus. Ça l’agaçait, Gérard. Surtout le Guérarde, prononcé un peu à l’allemande par tous les anglophones. Il détestait par-dessus tout. Il serrait la mâchoire, avalait sa salive, et son égo avec, ne voulant plus consacrer une seconde supplémentaire de sa vie à ce prénom minable. C’était bien la seule chose qu’il considérait comme minable dans sa vie, Gérard. Pour le reste, il était content de lui et de son sort.
Même maintenant, alors qu’il sent qu’il y a quelque chose de travers, il ne sait pas dire ce qui a dérapé.
Mis à part son prénom, la petite musique du mécontentement avait commencé tard dans sa vie. Quand il eut retrouvé Christel, par hasard. Faut-il que le hasard fasse mal les choses. Mais avant cet épisode, Gérard était content de lui. Son truc, Gérard, c’était les opérations de haut de bilan. La maille, l’oseille. Mais pas celle du commerçant, les billets, les pièces, pour lui c’était de la trésorerie. C’était moche, presque sale. Du bas de bilan, qu’il laissait aux petits banquiers qui ont raté la marche du corporate funding. Etalés à l’examen d’entrée, binoclards qui ne feront jamais que remplir des tableurs avec des chiffres après la virgule. Lui, ne s’encombrait pas de ça. Les virgules ne l’intéressaient pas, ou bien alors celles que les anglo-saxons mettent entre les millions, pour situer l’échelle. Il aimait quand c’était rond, gros, tellement gros que ça en devient abstrait, des chiffres qui convenaient à l’élégance de ses chemises sur-mesure, brodées à ses initiales, et ses costumes cintrés toujours parfaitement ajustés. Dans le monde de Gérard, on parlait hedge funds, venture capital, produits dérivés et actions défensives. Quand il plaçait un put, ce n’est pas du golf. Il arbitrait, et les dividendes tombaient. Sa spécialité ? L’effet de levier. Quel virtuose ! Toute la place de Paris, mais aussi de Londres ou de Shanghai se l’arrachait, et lui, construisait des pyramides, pas vraiment du genre de celles qu’on admire sur les bords du Nil. Il était crocodile, tapis dans le lit du fleuve de la haute finance, écoutant alentours sans bouger une oreille, se laissant dériver à la surface des cours de bourse, l’œil aux aguets du moindre signe de faiblesse d’une proie potentielle. Il était capable de surgir à l’improviste, là où personne ne l’attendait, et ouvrant grand la gueule, il avalait les PME ayant eu le malheur de trébucher. Son coup favori ? Le leveraged buy out, acheter une boîte en mal de trésorerie, en empilant quelques coquilles vides défiscalisées, qui, jonglant entre dette et capital, l’enrichiraient rapidement, laissant éventuellement sur la paille le brave héritier de l’entreprise familiale. Mais après tout, c’était le jeu du monde capital. Gérard jouait, perdait rarement, chantre de l’élégance et de la finesse des montages de haute voltige.
La plupart du temps Gérard était absorbé par son travail. D’ailleurs, ça lui plaisait, Gérard, ses journées entre gens costumés, l’élégance des rendez-vous tôt le matin, avant l’heure d’ouverture de la bourse, dans ces cafés feutrés des grands hôtels, où l’on goutait du bout des lèvres des viennoiseries minuscules. Il n’en perdait pas une miette, gourmand, ni des viennoiseries, ni des plus-values qui tombaient, opération après opération, et alourdissaient son portefeuille. Oh, c’est une image. Pas son portefeuille de cuir beige, reçu de son épouse pour son anniversaire, qu’il gardait soigneusement dans la poche intérieure de sa veste, cela l’aurait par trop déformée. Ce portefeuille-ci était presque vide, seules une carte de crédit platinum et la petite photo de sa femme et ses enfants, tout sourire, y trouvaient leur place. Apanage des vrais gens riches. Mais son compte en banque, lui, ne souffrait point d’indigestion de zéros.
Sa femme, ses enfants. Et maintenant Christel, image obnubilante qui avait remplacé dans son esprit celle des calls et des flux monétaires. Avant cela, avant ces pensées obsessionnelles pour cette femme à la peau claire, aux mèches blondes rebelles, il y avait Cécile, et leurs trois enfants, ceux de la photo. Une réussite, aussi, une satisfaction. Marié, puis papa à peine trentenaire, avec une femme pleine d’énergie, qui faisait, elle, carrière dans les ressources humaines, aussi à l’aise dans les bureaux aux carrés de moquette épaisse d’une tour parisienne, que dans sa cuisine face aux légumes du marché qui feront bientôt une bonne soupe d’hiver. Des enfants dont il évitait soigneusement les cris stridents à l’heure où sonne la fatigue d’une grande journée d’école et qu’il faut filer au bain, grâce aux bons soins d’une nounou indonésienne, logée dans une chambrette sous les combles de leur immeuble, à demeure donc, et qui avait pour mission de ne parler qu’exclusivement anglais aux trois bambins qui s’en fichaient comme d’une guigne. Mais, à l’heure des vacances d’été qu’il s’accordaient tout de même au mois d’août, afin de s’acquitter une fois l’an de son rôle de père de famille et soulager sa conscience, les trois enfants et Cécile faisaient de magnifiques photos, sur la terrasse ensoleillée de la maison de famille des beaux-parents en Vendée. Même s’il n’aimait pas son prénom, Gérard aimait passionnément son job, et dans une certaine mesure sa famille aussi, du moins l’image qu’elle lui renvoyait de lui-même. Une certaine idée de la perfection, une satisfaction.
La machine, bien huilée, lancée à plein, de la vie de Gérard aurait pu ne jamais s’arrêter. Il se questionne. Faut-il que ce soit maintenant, l’heure des regrets ? Que regrette-t-il ? Lui qui d’habitude discerne parfaitement, lui qui soupèse avantages et inconvénients, qui sait décider, qui flaire toujours la bonne solution. Il se trouve, à ce moment, envahi d’un épais nuage de brume, angoissant. Dans sa situation, il n’y a pas de bon choix, d’ailleurs il n’est plus question de choix, et c’est sans doute cela qui le perturbe le plus.
Christel était revenue dans sa vie, après en avoir disparu pendant des décennies. Elle avait été son premier amour, ses premiers émois. Celle que, âgé d’une dizaine d’année, on qualifie de « son amoureuse », celle que l’on regarde à la dérobée, dont le profil de trois-quarts, dans une classe où l’on appelait encore la maitresse « Madame », fait passer plus vite les interminables leçons de géographie. A cette époque, avec les copains de l’école, chacun avait son amoureuse. Christel, était une fille discrète et pâle, mais il s’en fichait, c’est elle qu’il trouvait la plus jolie. Au retour de l’école, ils prenaient le même bus, elle descendait un arrêt avant lui, souvent il la suivait du regard, alors que le bus reprenait la circulation, tournant la tête pour l’observer marcher quelques mètres avant de pousser le portail de sa maison et disparaitre de sa vue. Il ne se souvient lui avoir parlé vraiment qu’une seule fois, c’était au cours de cette promenade en forêt, lors d’une sortie de classe, il avait osé l’aborder et ils avaient fait un bout de chemin ensemble. Elle avait été gentille et pleine d’attention, ce qui l’avait conforté dans son impression, elle sera la femme dans sa vie, c’est certain, de cette certitude d’enfant que ne vient obscurcir aucun doute. Après l’année avec Madame Guillotin, sévère mais juste, leurs chemins s’étaient séparés pour rejoindre chacun un collège différent, il ne l’avait plus jamais revue, et ne savait même pas qu’elle occupait encore son souvenir. D’ailleurs, c’est elle qui l’avait reconnu. Elle se souvenait même de son prénom.
Gérard fréquentait régulièrement les soirées alumni de son école supérieure, l’occasion de boire un verre et de picorer quelques petits-fours en cultivant habilement son réseau. Il y était connu, et souvent se formait autour de lui un petit groupe de jeunes mâles, avide d’apprendre ses derniers exploits, glaner un stage, ou, Graal ultime, un entretien d’embauche. Il naviguait parfaitement au milieu de cette faune de salons parisiens. Ce soir-là, l’association des anciens réunissait le club charity, celui où l’on pouvait enfin soigner sa conscience, entre champagne et rappel de cotisation. Et c’est Christel qui avec son air pâle et sa petite voix, tenait le micro ce soir-là. Il avait écouté d’un air distrait. Il était question de se mobiliser pour les pauvres, une catégorie sociale largement méconnue de l’assemblée, légèrement méprisée, dans un monde où l’on croit naïvement à la paresse des classes populaires. Il ferait un chèque, certes, mais de là à embrasser la cause, il y avait un fossé sur lequel son regard ne se poserait même pas. Suivi de sa petite cour, il avait donc été à la rencontre de Christel, qui s’était présentée comme bénévole au service de la cause, après que le président ait conclu par un appel aux dons, pour verser son obole. Et elle l’avait reconnu.
Les retrouvailles furent brèves. Les mots de circonstance : « Qu’es-tu devenu ? Te souviens-tu de ? Ce serait sympa de se revoir, laisse-moi ton numéro ! ». Puis il avait fallu serrer des mains, paraître à la fois concerné et détaché, et dire qu’on l’attendait à la maison pour échapper à cet évènement, et à une rencontre qui le troubla plus qu’il ne s’en doutait lui-même.
Ils se revirent. C’est lui qui l’appela, dès la semaine suivante. Il lui proposa de s’attabler au café du coin, près de son travail. Il n’y avait pas vraiment réfléchi, il en avait eu envie, voilà tout. Elle était curieuse, elle vint.
Le bénévolat n’occupait qu’une partie de sa vie. Elle était professeur de piano. Des cours particuliers, pour les enfants surtout, à son rythme, chez elle ou à domicile. Ça concordait avec ses mains fines et élancées, bien entretenues. A son image, en définitive. Elle était mariée, n’avait pas d’enfant. Elle fut joviale, ça semblait l’amuser cette coïncidence. Lui, fut plus distrait. Ça réveillait quelque chose en lui, qu’il ne pouvait encore nommer. Mais comme ça tombait bien ! Le piano, c’était ce qui manquait à la panoplie d’activités des charmantes têtes blondes de Gérard. Elle fut d’accord, elle viendrait une fois par semaine donner des leçons à ses enfants.
Il avait laissé Cécile conclure l’arrangement, laissé les consignes à la nounou et aux enfants, laissé deux ou trois semaines passer. Et puis ils s’était arrangé pour être là le bon jour, à la bonne heure, une arrivée tôtive à la maison qui ne lui ressemblait pas, dont les enfants s’étonnèrent, tout en massacrant à tour de rôle un début de Lettre à Elise, fiers de montrer ce qu’ils avaient appris. Il ne quitta pas Christel du regard. Sa présence le plongeait dans une sorte d’état méditatif. Il voulut la raccompagner chez elle, elle accepta après les protestations d’usage, ne pouvant de toute façon pas se dérober à ce qui avait été presque formulé comme une exigence. Quand, arrivés au pied de son immeuble, Christel sorti de la voiture, leurs mains se frôlèrent. Gérard lui dit qu’il voulait la revoir. Elle fut évasive et laissa un rire aigu s’échapper.
Un mois, puis deux, passèrent. Chaque semaine, Gérard lui envoyait un message, pour la remercier des leçons de piano, lui annoncer que les enfants lui avait joué un morceau, lui dire qu’il était heureux de s’être retrouvés ainsi, lui demander si elle se souvenait du chahut monstre organisé par son clan l’année de Madame Guillotin, lui proposer un don pour ses bonnes œuvres, un message, l’air de rien. Auquel elle répondait toujours soigneusement et poliment, mais sans empressement, en une phrase, la plus souvent lapidaire, qui finissait par un sourire point-virgule parenthèse.
La sensation est bizarre. Il se dit qu’il a dû avoir un malaise. Il est plusieurs fois tombé dans les pommes, et il connait ce genre de sensation. Mais là, ça semble durer. Il sent un poids sur sa poitrine, quelque chose de lourd qui lui enfonce la cage thoracique à épisodes réguliers. Les yeux clos, ça flashe partout derrière ses paupières. A-t-il mal quelque part ? C’est difficile à dire. Disons que c’est comme s’il se réveillait d’une anesthésie générale, et que ses membres engourdis revenaient à la vie dans une douleur diffuse.
Gérard pensait à elle. Beaucoup. Il l’appela. Il aimerait la revoir, juste comme ça, si elle avait un moment. Elle eut un moment, justement. Même café, mêmes propos insignifiants que la première fois. Sauf qu’assez vite, elle lui parla de son mari. Des problèmes de son mari, plus précisément. Et elle lui demanda ce qu’il en pensait, lui qui était dans les affaires. Gérard s’engouffra dans la brèche. Le mari de Christel avait repris une entreprise familiale, qui manifestement battait de l’aile depuis quelques années. Christel ne sut pas trop quoi en dire, elle ne s’intéressait guère à ce monde. Une des raisons qui la rendait encore plus intrigante et attirante pour Gérard. Il lui dit qu’il allait regarder, que s’il pouvait faire quelque chose, il le ferait, bien entendu. « Je ne te demande rien de spécial » avait-elle rétorqué, « c’est juste que ça me fait du bien d’en parler, parce que ce n’est pas facile tous les jours à la maison ».
Il fit bien plus qu’elle n’aurait pu imaginer. Dans une discrétion totale. Il en tira ce qu’il considérait comme un double bénéfice. Il laissa d’abord un peu de temps s’écouler, reprenant le cycle des messages hebdomadaires, tout en amassant les informations dont il avait besoin à propos de l’affaire du mari, de ses déboires et démêlés, sous couvert de prendre « juste des nouvelles ». Il confia ensuite le dossier à l’un de ses jeunes lieutenants et en tira les ficelles sans jamais s’exposer, traitant cependant avec attention chaque détail. Cela ne pris guère que quelques semaines. L’affaire croulait sous les dettes, il les racheta, négocia avec les banques et le tribunal de commerce sa reprise puis sa mise en faillite, avant de délocaliser l’entreprise dans un pays d’Europe de l’Est, où l’on pouvait payer les employés bien moins cher. L’entreprise était sauvée. Le deal exigeait néanmoins que le patron devait rester le patron et s’expatrier sur place. C’était un pari risqué pour Gérard, mais il avait du flair. Il avait trouvé le moyen de sauver l’affaire et d’éloigner le mari.
Durant un moment il se fit discret auprès de Christel, n’envoyant plus de messages qu’épisodiquement. Christel, elle, ne sembla pas changer son rythme de vie, en tout cas d’après ce que lui en disait Cécile. Car Cécile commença à parler souvent de Christel. C’est elle qui arrivait plus tôt à la maison pour assister aux derniers instants des cours de piano, puis elles partageaient, selon les jours, un thé ou un verre de vin et bavardaient à la cuisine, pendant que la nounou courait après les enfants. Elles devenaient amies. Christel aimait manifestement se confier à Cécile. Gérard cultivait une jalousie secrète de leur intimité. Il questionnait sa femme à son propos, d’un air le plus détaché possible, peinant à cacher son émotion.
Ses yeux s’ouvrent, il reprend brièvement connaissance, à la faveur d’une longue et soudaine inspiration qui envahi de fraicheur ses poumons. Sans doute l’effet de l’oxygène qu’on tente de lui faire respirer, sous un masque qui lui couvre presqu’entièrement le visage. Il vient, dans un sursaut, d’en aspirer une pleine bouffée. On s’agite autour de lui. Des blouses, comme à l’hôpital, des fils de couleur reliés à des ventouses sur son torse découvert, une aiguille dans le bras. Comme à l’hôpital, mais ça bouge. Ça roule même. C’est une ambulance, une ambulance, qui roule à vive allure, gyrophare allumé et sirène stridente.
Jamais il n’entendit parler de son intervention secrète auprès du mari et de son affaire. Le mari éloigné, Gérard se fit plus présent. Il appela Christel à plusieurs reprises, sous un prétexte ou un autre, essayant de sous-entendre, sans succès, qu’ils pourraient se revoir. Elle lui répondait, toujours, mais d’un ton légèrement absent, ne relançant que très rarement la conversation. Il rentrait aussi à la maison les jours des leçons de piano, mais c’est à Cécile que Christel réservait ses éclats de rire complices, pas à lui. Quand il l’entreprenait sur ton un plus intime, les quelques fois où Cécile avait le dos tourné, Christel était fuyante, cherchant des yeux son amie, comme on une bouée de sauvetage.
Le temps passait. La frustration gagnait. Christel passait de plus en plus de temps chez lui, bien au-delà des cours de piano, elle avait totalement pénétré son univers. Elle restait dîner parfois. Passait des après-midi avec Cécile pour voir une exposition, prendre un café, faire du shopping. Elles partirent même une fois toute une fin de semaine pour une retraite yoga-méditation, logées dans une roulotte en pleine campagne. Le temps et l’éloignement ayant fait son travail, elle s’était doucement séparée de son mari. Elle était une tendre présence pour ses enfants, une amie pour sa femme, une hôte chez lui. Il remarquait tout, savait tout d’elle, ses boucles d’oreille, ses bracelets, ses tenues. Aucun détail ne lui échappait, la grâce de ses mouvements, jusqu’à son odeur qu’il avait appris à reconnaitre. Elle était toujours aimable avec lui, gentille. Mais lui en voulait plus. Son amour de jeunesse lui était revenu. Il ne se le serait jamais avoué en ces termes. Elle était à sa portée, mais jamais il n’aurait franchi la limite inconsciente qui l’aurait poussée à lui faire des avances explicites. Cependant, lui rêvait de moments ensemble, tous les deux, il rêvait de sentir sa tête contre la sienne, de respirer son parfum, le nez dans ses cheveux. Il voulait tenir ses mains fragiles et fines dans les siennes, sentir son regard tendre sur lui et lui rendre le sien. Il gardait en lui ce désir, refusant d’y mettre des mots, ni pour lui, ni pour personne, et surtout pas pour elle. Il n’aurait pas osé. Elle restait insaisissable, et pourtant si proche. Comme ces choses que l’on n’arrive pas à agripper alors qu’elles semblent à notre portée. Tant de sentiments intérieurs, d’émotions retenues, un mélange d’agacement et d’insatisfaction qui le rongeait. Il était irascible, déconcentré, il ruminait. On lui fit remarquer d’ailleurs. Lui qui avait toujours obtenu ce qu’il voulait, dans ses études, son travail, son mariage, avec ses enfants, dans sa vie en général, il était pour la première fois confronté à un désir inaccessible. Et il n’avait pas appris à renoncer. Il s’accrochait, s’entêtait. Il avait bien eu quelques moments pour lui, en la raccompagnant chez elle en voiture, à de rares occasions. Au moment de se dire au-revoir, ils s’embrassaient sur la joue, comme des amis. Deux fois il se lança et lui proposa de prendre un café, si elle passait dans le quartier de son bureau, ce à quoi elle répondit « mais oui, pourquoi pas ! », sans jamais donner suite.
Ça le rassure. Il y a quelque chose qui ne va pas, mais on s’occupe de lui. Il referme les yeux, laisse sa tête, qu’il tentait de porter, basculer sur le côté. Il se laisse aller, Gérard, il ne lutte pas. Il a alors cet éclair, les souvenirs lucides de ceux qui se sentent irrémédiablement glisser vers la fin, et il les observe, presqu’amusé, étonné plutôt, comme dédoublé de lui-même. Curieusement, ce n’est pas sa vie qu’il voit défiler, mais le film de la soirée, la soirée qu’il vient de passer chez Christel.
Elle l’avait invité, enfin. Pour un dîner, seuls, chez elle. Christel ne se justifia aucunement, lui envoya un message tout simple par téléphone. Ce fût une surprise, mais Gérard ne se posa aucune question et prétexta un diner d’affaire pour s’absenter ce soir-là. Elle était belle dans sa robe noire, sagement décolletée, parée d’un collier doré dont le pendentif faisait soleil. Elle l’accueilli d’un grand sourire, « ah, Gérard, c’est toi ! » l’installa sur son petit canapé usé et inconfortable, et s’assit près de lui. Entendre son prénom, encore une fois, dans sa bouche, le crispa, mais pour un instant minuscule. Elle était joliment maquillée, son regard se figeait sur le rouge de sa bouche. Il la désirait. Il aurait voulu l’enlacer, à cet instant, gouter ses lèvres, glisser sa main sur ses seins, lui dire combien il la trouvait belle. Elle servit un vin délicieux, puis un dîner qu’elle avait préparé avec attention. Leur conversation ne fut pas très soutenue, mais il ne fut pas gêné des silences. Elle lui souriait, et c’était assez pour lui. D’habitude, en sa présence, elle restait pâle et sérieuse, sentant probablement que le moindre encouragement de sa part déclencherait chez Gérard un renoncement à la limite qu’il s’était fixé. Mais ce soir-là fut différent. Il la surprit l’observer furtivement à plusieurs reprises, le croyant absorbé par sa prochaine bouchée ou bien son verre de vin. A la fin du repas, elle s’agita soudainement. Voulu débarrasser. Il lui prit le poignet, remarquant alors le petit cadran d’une montre qui lui était familière, et la conduisit doucement s’asseoir à nouveau près de lui sur le petit canapé. Il avait hésité à lui dire quelque chose, le bref discours qui avait tourné dans sa tête toute la journée, mais les mots qu’il avait choisis ne lui convenaient plus.
Elle eut un petit rire nerveux, une expression de malaise, celle qu’elle avait parfois quand leurs regards se croisaient. Elle se leva et fit une proposition étrange : « J’ai envie d’un cocktail ! ». Cela ne lui ressemblait pas. Un « ah ? » étonné fut sa seule réponse, avant qu’elle ne disparaisse dans la cuisine pour revenir un instant plus tard, deux verres évasés à la main, pleins d’un liquide couleur caramel. Elle voulut trinquer, mais pas lui révéler la composition de ce qu’elle l’invitait à boire. Sentant son étonnement, elle l’encouragea à montrer un peu de fantaisie. A peine les premières gorgées avalées, elle s’agita. Elle regarda à nouveau sa montre, qui lui rappelait, maintenant clairement, celle qu’il avait offerte des années plus tôt à Cécile. C’est alors qu’elle lui parla de rentrer, elle ne voulait pas le mettre dans l’embarras, ses dîners de travail ne duraient jamais très tard, n’est-ce pas ? Elle buvait le cocktail à petite gorgée, semblant l’encourager du regard à faire de même. Le breuvage avait un vague goût de médicament que le sucre et l’alcool peinaient à masquer. Il cacha son étonnement, ne voulant ni lui déplaire ni gâcher cet instant. Lui, protesta doucement, il avait le temps, ce n’étais pas grave, pour une fois il pouvait rentrait tard.
A présent il plane au-dessus du petit appartement de Christel, ne ressentant ni la douleur ni l’étrangeté de sa situation, presque euphorique. Il revoit son sourire, la bouteille de vin qu’ils ont bu à petites gorgée tout au long de la soirée. Et puis les choses presqu’imperceptibles qui clochaient, la montre de Cécile à son poignet, les regards presque affolés de son amour de jeunesse, après avoir avalé ce cocktail bien plus vite que lui. Sans doute était-elle plus consciente que lui de la réalité, c’est elle qui devait avoir raison, ne rien brusquer, ne rien chambouler, rentrer à une heure raisonnable, jouer son personnage auprès de Cécile qui l’attendrait, avec un bouquin ou devant la télé. Il avait fait comme elle lui disait. La quitter, lui dire « à bientôt » doucement, puis prendre sa voiture pour rentrer, perdu dans ses pensées. C’était elle, la voie de sa passion et celle de sa raison. Il avait fait comme elle lui disait. Il continuerait. Sans lutter. Comme maintenant. Il décide, à présent, que sa lutte intérieure peut prendre fin. Christel décidera pour lui, pour eux deux, pour tout et pour le reste. Il peut s’abandonner aux divagations de son esprit, dont le tourbillon, d’ailleurs, se ralenti, ainsi que le rythme auquel sa poitrine se soulève. Il attend la suite, curieux et paisible. Un point brille au loin, il lui semble que c’est le pendentif soleil de Christel, qui se détache sur le noir de l’étoffe de sa robe.
On lui proposera une autopsie, comme c’est d’usage dans les cas d’accidents de la route de ce type, mais Cécile déclinera. Les photos et le rapport de la police lui suffiront. Elle ne posera guère de questions. Un accident sur le boulevard périphérique, comme tant d’autres. Gérard ne devait pas rouler bien au-dessus de la limite de vitesse, concluront les experts, mais il avait perdu le contrôle de son véhicule et s’était encastré dans une pile soutenant un tunnel. Heureusement, à cette heure, il y avait peu de circulation, et aucune autre victime ne sera à déplorer, que le corps désarticulé de Gérard, que les pompiers mirent de longs instants à désencastrer de sa voiture. Un témoin affirmait avoir vu la berline lentement dévier de sa course. Les investigations concluront à un assoupissement ou une perte de connaissance du conducteur.
Il aura droit à une belle cérémonie, grave et digne, de celle qui permet à tout le monde de faire le deuil d’une vie respectable. Christel se tiendra au premier rang, avec les enfants, aux côtés de Cécile. Les enfants auront leurs moments de chagrin, puis sous l’effet des paroles attentionnées de Christel et de leur maman, se consoleront. Gérard restera pour eux ce qu’il avait toujours un peu été, une existence lointaine, dont l’absence définitive ne sera au fond que le prolongement de son absence affective auprès d’eux. Une existence dont ils loueront néanmoins le compte en banque, leur procurant le confort matériel dont pas un instant ils n’auront à manquer.
Dès l’été venu, Christel remplacera avantageusement Gérard sur la photo de la terrasse de la maison de Vendée. Et dès la semaine d’après, dans le lit de Cécile, qui ne restera pas vide bien longtemps.
Sur la tombe du cimetière du village de Vendée, non loin de la plage des vacances, ils feront graver son prénom, Gérard, à l’épreuve des années, en belles lettres d’or.