Le monde se divise en deux
Le monde se divise en deux.
Le monde se divise en deux catégories. C’est universel. Tous, au sein d’une même famille, d’un couple uni depuis toute une vie ou depuis une nuit, frères et sœurs, même les jumeaux les plus semblables, nous subissons cette division. Ce n’est ni une question d’âge, ni de classe sociale. La division touche indifféremment hommes et femmes sans que l’on sache vraiment ce qui en constitue l’origine. Le plus étonnant, c’est que cette séparation s’affranchit des frontières et qu’elle sévit de Tokyo à Barcelone. C’est une division profonde du monde, et, bien qu’elle n’ait encore jamais engendré de conflit d’une telle ampleur qu’il puisse trouver sa place dans les fils d’actualité, c’est chaque jour à chaque instant une source de querelle renouvelée. La question Israélo-Palestinienne semble bien facile à traiter comparée à ce qu’il faudrait imaginer pour la résolution de ce conflit du quotidien.
Alors voilà : il y a ceux et celles qui commencent le tube de dentifrice par le bout et ceux qui le commence par le milieu. Il impossible de déterminer quel groupe est majoritaire, quel groupe a le pouvoir. Je ne crois pas que même les plus grands spécialistes puissent discerner si l’habitude relève de l’inné ou de l’acquis. Il semble que ce ne soit pas une question d’éducation, car au sein de groupes d’individus très homogènes, comme des fratries par exemple, ayant reçu strictement la même éducation de leurs parents, la même division est observée. Ce qui est certain, c’est que celui qui commence par le milieu impose en quelque sorte son point de vue à celui qui commence par le bout, mais est-ce à dire qu’il a le dessus ? Fait troublant, certains individus que l’on pourrait qualifier comme « à tendance loufoque » se révèlent être de grands maniaques de la consommation par le commencement, alors que d’autres que l’on pourrait croire plus « rangés et ordonnés » se font un malin plaisir à taper n’importe où dans le tube, dans une sorte d’ample geste libératoire… A la maison, je vous laisse deviner comment cela se passe, et attention, ce n’est pas toujours ce qu’on croit, il y a beaucoup de préjugés sur la question !
J’ai ma théorie. Je crois qu’il ne s’agit pas d’une question d’éducation mais bien de vision du monde. Oui, je suis convaincu que chacun, inconsciemment ou pas, décide d’appuyer sur le tube de dentifrice à l’endroit que lui dicte sa vision du monde, le monde qui l’entoure et celui qu’il connait ou imagine au-delà. Il y a les optimistes, il y a les inquiets, il y a les indifférents, les anxieux, les confiants, les entreprenants.
Même quand on aura inventé le tube de dentifrice qui reprend sa forme, je crois que le monde restera malgré tout toujours divisé en deux, la division sera alors simplement rendue invisible. D’ailleurs, est-on en droit de s’attendre à ce que l’innovation passe par le tube auto-forme, ou bien par la disparition pure et simple du tube de dentifrice ? Un robot, une pastille auto-diffusante, un ersatz numérico-connecté, ou bien que sais-je, les gens de la pâte dentifrices ne vont tout de même pas échapper à la vague 2.0 sous prétexte de prolonger leur rente ad vitam aeternam ! Cela va-t-il pour autant réduire la fracture et reléguer le différend à un vague souvenir ?
La brosse à dent, dont le dentifrice est le corollaire indispensable, a fait l’objet de statistiques intéressantes. En France, par exemple on change sa brosse à dent en moyenne 2 fois par an, contre 6 fois au Japon, les champions du monde de l’hygiène dentaire. Quand on sait qu’en France, on mange plus de 25kg de fromage par personne chaque année, et que donc, suivant les lois de la statistique, écart type et tout le reste, on doit trouver en France des dizaines d’individus qui ingurgitent plus de 150 kg de fromage par an, soit un demi-kilo par jour, mais qui ne changent leur brosse à dent que les années bissextiles, probablement en l’honneur de je ne sais quelle compétition footballistique, ça fait froid dans le dos !
Bizarrement, la statistique de la brosse à dent s’arrête au nord du tropique du cancer. Que doit-on en comprendre ? Eh bien que la théorie que vous avez bien voulu suivre avec moi depuis le début de cet exposé est notoirement fausse.
Le monde en réalité ne se divise pas en deux, mais en trois groupes d’individus: ceux qui commencent leur tube de dentifrice par le commencement, ceux qui le commencent par le milieu, et ceux qui ne le commencent pas. Oui, il y a un groupe d’individus qui n’utilise jamais de dentifrice. Combien sont-ils ? Difficile à dire, et je ne sais si la statistique mondiale nous le dira un jour, probablement des centaines de milliers, sinon des millions.
Ils sont en Afrique, en Inde, en Asie ou en Amérique Latine, et ils ne se lavent pas les dents, du moins pas de la façon acquise comme commune, avec une brosse à dent et du dentifrice. Il semble que ce groupe peut être clairement identifié par un point commun qui saute aux yeux : ils sont pauvres. Et le fait est que le dentifrice sous sa forme la plus connue ne fait pas encore partie des produits de consommation courante et quotidienne. Est-ce sans espoir ? Je ne le pense pas. Je crois avec sincérité que le taux d’adoption de la pâte dentifrice et de la brosse à dent peut friser le 100% dans un avenir proche sur l’ensemble de la planète et s’affranchir de la distinction pauvre/riche, comme aujourd’hui la télévision ou le téléphone mobile. Il faudra sans doute investir un peu, trouver un mode de distribution et investir dans des campagnes de communication. Mais ça le monde sait faire.
Le monde ne peut plus aujourd’hui ignorer les oubliés du dentifrice.
Je milite donc hardiment pour la propagation fulgurante d’un conflit à l’échelle de toute, mais alors de toute la planète, sans exception, celui de ceux qui commencent le tube de dentifrice par le commencement et de ceux qui le commence par le milieu.