Clash
Clash (Eshtebak) – un film de Mohamed Diab (2016) – Egypte
(see English version below)
Ça commence par des cris qui ne prennent fin que lorsque la porte du fourgon se referme enfin sur la foule enragée et que la lumière se rallume dans la salle.
Clash, c’est un film qui crie, du début à la fin. Un film qui crie la sueur, le sang, le bruit, la révolte, la bêtise de l’ignorance, la colère. Dans un chaos où l’on ne reconnait même plus les siens, se parler est devenu impossible. Pour avoir une chance de se faire entendre, il faut crier. Alors personne ne se parle. Tout le monde crie. La police crie sur les manifestants. De tous bords. Les Frères Musulmans crient sur les anti-Frères. Les anti-Frères sur la police qui les prend pour des Frères. Les femmes crient leur honte des hommes, de leurs comportements absurdes et méprisants. Les captifs hèlent les nouvelles d’un parent disparu.
Seuls les enfants se taisent. Les enfants et les morts.
Eté 2013. Les Frères Musulmans manifestent violemment dans les rues du Caire à la suite de la destitution de leur chef démocratiquement élu un an auparavant. Les anti leurs répondent. La police est débordée. Peu à peu, des innocents de tous bords se retrouvent enfermés ensemble dans un fourgon de police, tellement divisés qu’ils se battent encore jusque dans leur prison, usant de façon dérisoire de la seule liberté qui leur reste, celle de penser et gueuler sa haine à la face de son voisin, celle de ne pas se laisser soigner par une femme parce qu’on est un homme. Dans un mouvement de foule tellement confus que même les forces de l’ordre, incapables et désorganisées, finissent par y séquestrer les leurs.
Mohamed Diab raconte une journée dans ce fourgon, qui devient prison faute de place ailleurs. Il raconte de l’intérieur, utilisant sa caméra virtuose pour donner la parole à chacun, dans cet espace clos et sombre de quelques mètres carrés. Et comme ses personnages, la caméra, une fois entrée dans le fourgon, ne le quitte plus. Elle montre de l’intérieur la révolution sociale égyptienne avortée. Il fait chaud et on y respire mal. Ce microcosme devient à la fois le plus petit et le plus grand endroit du monde. Un endroit où tout le monde est obligé de se frotter à tout le monde, mais où tant de petites histoires et apartés peuvent se jouer dans les moindres recoins. Où l’on se préoccupe aussi de l’hérédité de la chute de ses cheveux et d’insulter comme le dernier des rats son meilleur ami pour avoir osé envoyer un message d’amour à sa petite sœur. L’exiguïté met en lumière autant les divisions que les élans de solidarité, y compris entre ennemis jurés, quand la vie ne tient plus qu’aux balles évitées, sa vessie vidée ou une goutte d’eau à boire.
Le fourgon traverse littéralement le mouvement de révolte, que l’on n’aperçoit qu’épisodiquement à l’extérieur par une petite lucarne grillagée, puis finit sa course dans la nuit, renversé, comme le pouvoir en place, dans un moment de confusion totale et fratricide, au milieu des slogans et des milliers de lasers verts qui éclairent la nuit d’une lueur surréaliste, où les protagonistes se confondent, où les Frères en furie finissent par caillasser indistinctement leur propres frères à mort.
Clash, c’est une heure et demie et quelques mètres carrés de condensé de la société égyptienne, ses courants, ses peurs, ses croyances, celles de l’homme de la rue, du musulman fanatique, de la mère de famille ou du khawaga hautain. Privé de liberté, chacun mène finalement le combat le plus important, celui de pouvoir conserver le plus de dignité possible et le droit à ne pas se pisser dessus.
La violence est partout, on la sent plus qu’on ne la voit. Une violence à mains nues et à jets de pierres. Où tout le monde a peur de tout le monde, et personne ne sait plus vraiment qui il représente et ce pourquoi il manifeste. Il y a ceux qui sont là par hasard et ceux qui n’ont peur de rien. Il y a un chrétien, un policier, des Frères Musulmans et leurs opposants, qui dans leur ignorance crasse, se vouent une haine péremptoire, chacun conditionné par le poids de sa caste, incapable de dialogue. Mais il suffira d’une petite journée pour que les certitudes tombent, et que personne ne sache plus vraiment vers quelle direction se tourner. Bien obligés de se côtoyer, il faut trouver le moyen de vivre ensemble. Sans se rendre compte qu’on partage finalement plus de choses que les idées qui opposent. La musique, le sens de l’humour et la folie aussi, des cris et des oppositions sourdes. Une métaphore de la société égyptienne contemporaine ?
Il n’y a pour autant aucune volonté militante dans le film de Mohamed Diab, rien n’est tout noir ou blanc, comme un reflet de la complexité humaine. Si l’on cherche un message, c’est peut-être celui de la volonté de témoigner des profondes divisions de la nation égyptienne, qui échappe pour l’instant au chaos de ses voisins Lybiens, Irakiens ou Syriens, mais pour combien de temps encore ? De ces révolutions successives que personne n’arrive à faire, le seul résultat c’est encore des morts, des vies inutilement supprimées, et quelques pas en avant de plus vers la débâcle.
Pourtant pendant tout ce temps les hélicoptères et les avions de chasse grondent dans le ciel. Il y a donc quelqu’un qui, tout en haut, tire les ficelles. Et il y a aussi forcément ceux qui, à l’abri de leur villas confortables, tirent leurs épingles du jeu, et gardent la face voilée sur le profond malaise de la société égyptienne. Des épingles comme celles que l’on place sur le foulard des femmes pour cacher leurs cheveux aux regards des hommes concupiscents. Et des portes fermées comme celle du fourgon égyptien, qui permet de ne rien voir en face du peuple écrasé de chaleur et de ne rien avoir.
Clash (Eshtebak) – a movie by Mohamed Diab (2016) – Egypt
It starts with shouts that only end with the door of the van finally closing on the furious crowd and the movie theater’s lights turning back on.
Clash is a movie that shouts, from beginning to end. A movie that shouts by its sweat, its blood, its noise, its revolt, its stupidity of ignorance, its anger. In a chaos where one barely recognizes their own people, communication becomes impossible. The only chance of being heard is to shout. Hence no one speaks to the other. Everyone shouts. The police shouts at the demonstrators. Of all fronts. The Muslim Brotherhood shouts at the Anti-Brotherhood. The Anti-Brotherhood shout at the police who mistake them for Muslim Brotherhood partisans. The women shout their shame of the men, of their absurd and scornful behavior. The captives hail the news of a missing relative.
The only ones who remain quiet are the children. The children and the dead.
Summer 2013. The Muslim Brotherhood demonstrates violently in the streets of Cairo after the deposition of their leader, democratically elected one year earlier. The Brotherhood opponents answer back. The police is overwhelmed. Little by little, innocent people from all fronts find themselves locked up together inside of a police van, so divided that they keep fighting even inside their prison, ridiculously using the only freedom that is left to them, that of thinking and of shouting their hate at their neighbor, or that of refusing to get treated by a woman because of being a man. The crowd movement is so chaotic that even the law enforcers, in their incapacity and lack of organization end up locking up their own people.
Mohamed Diab relates a day in this van, which becomes a prison for lack of another place. He relates from inside, using his masterful camera to give everyone a chance to speak, in this enclosed and dark space of a few square meters. And just like the characters, once the camera gets inside the van it never gets back out. It shows the aborted Egyptian revolution from the inside. The weather is hot and it is difficult to breathe. This microcosm becomes the smallest and the biggest place in the world at the same time. A place where everyone is forced to rub along with everyone, and where so many small stories and private conversations take place at every turn. Also a place where some are concerned with the heredity of hair loss and others call their best friend every name under the sun for daring to send a love message to their little sister. The constriction sheds light not only on the division but also on the rush of solidarity, even between sworn enemies, when life comes to be hanging by the necessity of avoiding gunshots, emptying one’s bladder or finding a drop of water to drink.
The police van literally crosses the revolt movement, that we can only glance the outside of occasionally from a small skylight with grills fitted, and ends its race during the night, knocked over, just like the regime, in a confused and fratricidal moment, surrounded by the slogans and the thousands of green laser lights lighting up the night with a surreal glimmer, where the protagonists become mixed up, and the furious Brotherhood ends up throwing stones to death indistinctly at their own members.
Clash is an hour and a half and a few square meters of condensed Egyptian society, its currents, its fears, its beliefs, those of the street man, the Muslim fanatic, the housewife or the haughty khawaga. Stripped of their freedom, each one ends up fighting the most important battle, that of retaining the maximum possible dignity and the right to not pee their pants.
Violence is everywhere; we can feel it more than we can see it. A bare hands and thrown stones violence. Where each one fears the other and no one knows exactly anymore who they are representing or why they are demonstrating. There are those who happen to be here by chance and those who are not afraid of anything. There is a Christian, a policeman, Muslim Brotherhood members and their opponents, who in their crude ignorance vow a peremptory hatred to each other, each one brainwashed by the weight of his caste and incapable of dialogue. And yet, a small day is sufficient to make the certainties fall and make everyone hesitant to choose a direction to follow. Forced to mix with each other, one has to find a way to live with the other. Unaware that, after all, they share much more than the ideas that divide them; such as the music, the sense of humor, and the craziness of screams and muffled contradictions. A metaphor of the contemporary Egyptian society?
There is however, no militant intention in Mohamed Diab’s movie, things are neither black nor white, as if it was a reflection of human complexity. If one is looking for a message, it may be the will to testify about the deep divisions inside the Egyptian nation, which until now is able to avoid the chaos of its Libyan, Iraqi or Syrian neighbors, but for how long? In these successive revolutions that no one manages to conduct, the only result is more deaths, lives uselessly taken away, and few more steps towards defeat.
Nevertheless, during this whole time, helicopters and fighter planes rumble in the sky. Therefore, there is someone, up there, pulling the strings. In addition, there are inevitably those who, sheltered behind closed doors inside their comfortable villas, play the game well and remain unscathed while burying their heads in the sand throughout this deep unease of the Egyptian society. Closed doors such as those of the Egyptian van, preventing you from seeing how crushed the Egyptian people is from the heat and from having nothing.
(beautifully translated from French original by Nada)