A mes amis de Paris, Casablanca et Bamako
Quand j’étais enfant, à la campagne chez papi et mamie, dans les prés, il y avait des bouses de vaches. Des bouses de toutes sortes. Des grosses, des petites, des molles et des sèches. Il y en avait beaucoup et partout. C’est parce qu’il y avait beaucoup de vaches dans les près, chez papi et mamie. Alors avec mes canailles de cousins, il y a un truc qu’on aimait faire par-dessus tout, c’était enfourcher nos vélos pour aller acheter des gros pétards rouges avec notre argent de poche à la superette du village, et revenir à toute berzingue pour vite les planter dans les bouses de vache et les faire exploser. C’était marrant, ça faisait d’abord un gros « paaaaf », puis « splassshhhh ». Ca faisait partir les vaches en courant et gueuler le fermier. Des trucs de gosses quoi.
Moi qui suis observateur, j’ai appris quelque chose de cette expérience. La bouse a beau être grosse, petite, molle ou sèche, le résultat d’un pétard qui explose dans une bouse de vache est invariablement le même: ça fait de la bouse explosée en mille morceaux et répartie alentours dans le pré. Les vaches s’éloignent de quelques mètres en meuglant, puis finissent par reprendre leur nonchalant ruminement. Tout au plus le lait sera un peu tournée lors de la traite du soir. Mais la bouse a beau être éparpillée, elle est toujours là. Grosse, petite, molle ou sèche, elle est là, simplement répartie dans le pré en mille morceaux.
Alors voilà, c’était prévisible, c’est la « guerre » et elle sera « sans pitié » et on lâche plus de bombes sur la Syrie. Et ça me rappelle la première guerre du Golfe quand j’étais encore minot, et puis l’Irak encore, et puis Al-Qaïda et ce lointain pays en « –stan », puis la Libye puis maintenant la Syrie. Et ça me fait penser à mon pétard dans une bouse de vache ces bombes. On bombarde la merde dans des pays lointains où c’est déjà la merde, et puis la merde éclate en mille morceaux et se répand alentours. Mais elle est toujours là.
Au début on suivait à peu près, il y avait des sortes d’anti-héros, des Saddam, Ben Laden, Al-Qaïda, puis le truc est parti dans le Sahel, puis maintenant en Syrie, et on y comprends de moins en moins, alors on largue encore des bombes là-bas, puis ça nous pète à la gueule chez nous. Alors on y retourne, porte-avion en tête, concertation Poutine-Obama…mais on a vraiment envie de penser que si c’était ça la solution, alors ça parait simple, et pourquoi pas l’avoir fait avant ?
Je n’ai pas envie de dire que ça ne sert à rien, parce qu’il y a plein de petits gars qui entendent siffler des balles tous les jours dans des conditions certainement moins confortable que le canapé dans lequel je suis assis, des dizaines de soldats qui se font tuer, respect. Et de ce que je connais de l’intervention de l’armée française au Mali il y a deux ans, elle a certainement sauvé le Mali et toute l’Afrique de l’Ouest d’un chaos encore plus grand. Mais quand même, les bombes et tout ça depuis tant d’années, ça n’a pas l’air de bien marcher, puisque la terreur continue chez nous, et qu’on nous dit qu’il faut qu’on se prépare à ce qu’il y en ait encore, ici ou ailleurs.
Alors je voudrais laisser les bombes aux grands de ce monde et balayer à ma porte. Parce que des bouses il y en a à ma porte. Et pas qu’un peu. Et ça je peux pas croire qu’on n’y puisse rien de rien.
Aujourd’hui j’ai de la colère, parce que ça se passe ici, parce qu’on a des amis ou des amis d’amis qui ont assisté au drame ou qui étaient au Bataclan ce soir-là. J’ai de la colère, c’est bien naturel. Mais de haine, point, parce que mes parents, mes profs de philo au lycée et de géopolitique à l’université, m’ont appris à bannir ce mot de mon vocabulaire pour autre chose que les choux fleurs et les brocolis vapeur, et parce que aussi, Dieu merci, j’ai la chance de n’avoir aucun proche disparu à Paris vendredi.
Alors mes amis du Mali, du Sénégal, du Maroc, de France et d’ailleurs, si tout comme moi vous avez de la colère mais point de haine, j’aimerais penser à ce que toute cette colère réunie pourrait changer, au moins un tout petit peu, au moins pour un moment. Parce qu’il y a bien un truc qu’on doit pouvoir faire. Je ne peux me résoudre à penser qu’ « à part continuer à vivre normalement il n’y a rien à faire ».
Car ceux qui se sont fait sauter à Paris vendredi sont des enfants de France, comme avant eux ceux des attentats de Bamako étaient des enfants du Mali, et ceux de Casablanca ou Marrakech des enfants du Maroc. Oui une certaine jeunesse de France, de Belgique, du Maroc ou du Mali se radicalise à grande vitesse et se fait recruter par les extrémistes. Mais comme je l’ai lu quelque part « on ne bombarde pas des idées ». On ne bombarde pas la précarité, la sous-culture, l’analphabétisme, le désarroi, l’ennui, le no future, le ras-le-bol, la démission, la haine, le mépris, la FN-isation des esprits, l’amalgamation, l’ignorance de l’autre.
On éduque, on soigne, on occupe, on divertit, on convainc. Et à ceux qui la fustige cette jeunesse, on veut clamer inlassablement que toutes les religions du monde disent la même chose, en résumé que « là où il y a la haine que je sème l’amour », et que c’est pas ça le problème.
Et pourtant quand j’ai entendu l’autre jour une maman dans la rue dire à sa petite fille que c’était « les musulmans qui ont fait cela parce qu’ils ne sont pas d’accord avec nous », qu’ai-je fait ? Ma tête a hurlé, j’ai eu envie de lui lever mon majeur bien haut et de l’envoyer se faire foutre. Mais j’aurais dû parler à la maman, et je ne l’ai pas fait, j’aurai du m’asseoir avec elle et écouter pourquoi elle disait cela et je ne l’ai pas fait. J’ai simplement passé mon chemin en l’envoyant se faire foutre, elle et son petit racisme identitaire ordinaire. Et puis la minute d’après j’ai regretté. Mais trop tard.
Alors voilà, pour cette maman-là à qui je ne donnerai jamais raison ni excuse, mais à qui je voudrais patiemment redire que c’est pas ça le problème, je voudrais faire quelque chose. Pour ces enfants des banlieues grises et pourries qu’on traverse vite fait en RER le nez plongé dans son smartphone avant d’aller enregistrer sa valise et de s’envoler pour ailleurs, je voudrais balayer à ma porte et il y a fort à faire.
Et je pense à Assanatou, Maïni, Zineb, Nadia, Fatima qui ont humblement et avec le sourire lavé ma crasse à la maison ou au boulot pendant des années – ou qui le font encore, avant le soir venu d’aller laver la leur, je pense à leurs enfants, ce que j’en sais et ce qu’elles m’en ont raconté, à eux qui n’apprendrons sans doute pas grand-chose à l’école et à qui il ne s’en faut peut-être de pas grand-chose pour que ces enfants-là, ces enfants du Mali, du Maroc ou de France, ces enfants des banlieues grises à l’horizon bouché de Paris, Casablanca ou Bamako, ces enfants de ces gens que j’ai appris à aimer et que je côtoie tous les jours, deviennent aussi un jour des kamikazes sous l’emprise de je ne sais quel tordu venu d’ailleurs leur remplir le cerveau de conneries qui leur paraissent plus sensées que leur quotidien.
A mes amis de Bamako, c’est aussi à vous de faire en sorte que ces enfants-là aient une école où apprendre à lire et écrire et un hôpital où se soigner, et de ne pas laisser le soin aux barbus de le faire à votre place, et de ne pas laisser pendant ce temps vos chers dirigeants s’en moquer en se faisant creuser des piscines avec l’argent de l’ONU. Pour que plus jamais l’idée ne traverse aucun enfant du Mali d’aller de se faire exploser à La Terrasse pour un soi-disant paradis plus doux que sa vie sur terre.
A mes amis de Casablanca, nous en avons débattu de la question culturelle marocaine et de sa société constamment le cul-entre-deux-chaises, mais pensons aussi à ceux pour qui c’est simple, ils ont le cul par terre parce qu’ils n’ont pas de chaise où s’asseoir. Pour que plus jamais l’idée ne traverse aucun enfant du Maroc d’aller de se faire exploser à L’Argana pour un soi-disant paradis plus doux que sa vie sur terre.
A mes amis de France, je ne peux pas croire qu’il n’y ait rien d’autre à faire que de reprendre la vie ordinaire. Je sais que des dizaines de programmes ont été essayés sans succès, mais on ne peut pas essayer encore d’échanger quelques bombes pour une cité rénovée, une école réhabilitée, des gangs de dealers démantelés ? Pour que plus jamais l’idée ne traverse aucun enfant de France d’aller de se faire exploser au Bataclan pour un soi-disant paradis plus doux que sa vie sur terre.
Mes amis, je voudrais changer notre regard et nos attitudes, faire plein de choses, même minuscules, jusqu’à ce que les cinglés de ce monde ne trouvent plus un seul enfant à enrôler dans les banlieues de Casablanca, de Paris et de Bamako dans leur jihad d’importation. Pour que plus aucun enfant de France, du Maroc ou du Mali ne préfère écouter des discours extrémistes et se faire exploser la gueule en rêvant de paradis plutôt que d’écouter du rock’n’roll et de refaire le monde en paradis avec leurs potes autour d’un café ou d’un thé à la menthe au bistrot.
Pour que vos enfants, les miens, et tous ceux qui viendront de ceux qu’on aime, puisse à leur tour lever le coude ensemble à La Terrasse de la rue Princesse, à l’Argana de Jemaâ ElFna et au Carillon de la rue Bichat sans crainte, comme nous l’avons fait ensemble par le passé.
Paris, tiendra bon, mes amis, elle en a vu d’autres.
Et Peace. Love. Et Rock’n Roll, bordel.
Portez-vous bien, Allah y hafdekoum.
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de Werner Holzwart (Auteur) et Wolf Erlbruch (Illustrations)
Editions Milan
Pour aller plus loin, on peut lire aussi le roman de Mahi Binebine les étoiles de Sidi Moumen et voir le film de Nabil Ayouch les Chevaux de Dieu inspiré de ce livre.
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