Une vie Noire compte-t-elle ?
La tentation du silence est grande. Non que l’on ne se sente concerné ou touché, mais si l’on n’est pas noir ou marron de peau, on ne parlera pas d’expérience. Alors est-ce que ça vaut ? Ça vaut quoi de parler d’observation et non d’expérience ? Moins fort, moins légitime, moins à propos. A première vue. Car ne dit-on pas aussi « qui ne dit mot consent » ? Alors se taire, est-ce être complice ? Se taire, c’est prendre le risque d’être pris dans la masse des indifférents, alors qu’on est en réalité concerné mais silencieux.
Or, la solution au problème de discrimination raciale repose sur la majorité silencieuse « non touchée » car non discriminée dans la société. Non qu’elle soit nécessairement coupable, en soi. Mais elle possède les clefs du changement. Comme en réalité, les clefs de toutes les luttes contre les discriminations, pas seulement raciales. Alors, quand par ailleurs, au plus haut sommet de l’Etat, on balaye d’un revers de la main un combat aussi fondamental que légitime, au prétexte de soi-disant séparatisme et communautarisme, c’est la peine et la colère qui poussent à hausser le ton.
Une vie Noire compte-t-elle ?
Le propos n’est pas tant celui du racisme individuel, qu’on pourrait qualifier d’ordinaire. Ça, c’est relativement facile. Il n’est pas l’apanage des blancs, loin de là, malheureusement il existe partout. Il est l’expression fruste du rejet de l’autre, parce qu’il est différent, parce qu’il fait peur, parce qu’on ne le connait pas, parce que l’on a besoin d’un souffre-douleur, d’un bouc émissaire, et que détester quelqu’un de trop semblable à soi, serait se détester soi-même, et c’est insupportable, du coup il faut détester l’autre, celui qui est visiblement différent.
De fait je renvoie dos à dos, ou plutôt face à face : blancs, noirs, marrons, yeux clairs ou bridés, cheveux raides ou frisés. Les Africains du Nord, eux même victimes de racisme dans le monde, qui rejettent les Africains Subsahariens. Les juifs rejetés et persécutés ici, qui persécutent et colonisent à leur tour là-bas. Ceux qui perpétuent l’esclavage moderne avec la kafala au Moyen-Orient. Tous ces gens qui hurlent au racisme, alors qu’ils condamnent vigoureusement l’homosexualité. Parce qu’aimer un homme quand on est homme, une femme quand on est femme, c’est un crime ? C’est évidemment aussi absurde que de que de subir l’oppression d’être Noir dans un pays à majorité blanche. Idem pour ceux, très nombreux, qui ne tolèrent pas que les femmes aient les mêmes droits que les hommes, alors qu’eux même sont victimes d’inégalités. Jusqu’au cas le plus paradoxal des albinos en Afrique Noire, dont la vie est menacée parce qu’ils sont blancs de peau !
Tous ceux-là, je les renvoie face à face. Ceux qui, où qu’ils se trouvent, ont besoin d’un être humain à rabaisser pour faire valoir leur existence. Ceux qui, victimes de racisme, deviennent racistes à leur tour. Ceux qui, immigrés de longue date « ferment la porte derrière eux » aux immigrés d’aujourd’hui. Ceux qui se disent non racistes, mais sont sexistes ou homophobes. Les hommes, victimes de racismes comme ceux qui ne le sont pas, qui refusent de laisser aux femmes une place identique à la leur. Car oui, racisme, sexisme et homophobie, relèvent du même ressort, la discrimination et le rejet d’autrui pour ce qu’il est. Ne pas accepter de traiter d’égal à égal avec une personne parce que c’est une femme ou en raison son orientation sexuelle, c’est comme refuser de le faire à cause de son origine ou de sa couleur de peau, kif kif.
Mais ce mal là, il est, en quelque sorte, aisé à diagnostiquer et le combat est à la portée de chacun d’entre nous. Il faut renvoyer inlassablement les individus à leurs propres contradictions. Et certes, l’hostilité rencontrée à l’échelle individuelle est un élément important du racisme, mais les actes d’hostilité volontaires et conscients ne constituent en réalité pas la dimension la plus problématique du racisme.
Il est un mal plus sournois. En effet les Noirs ne demandent pas tant d’être aimés par chaque Blanc que de bénéficier d’une égalité réelle dans l’accès au logement, à l’emploi, à l’éducation, à la santé ou dans leurs rapports avec la police ou la justice. La question dont il faut débattre avec ardeur c’est donc la discrimination raciale issue du système qui régit le fonctionnement de bon nombre de nos institutions et organisations. Toutes les discriminations qui, au-delà de pensées ou d’actes individuels, sont ancrées dans notre modèle social. Ce système, ces règlements, ces habitudes qui ne sont pas nécessairement maintenues dans une éventuelle intention de nuire, mais qui produisent des effets inégalitaires, sans que les individus chargés de les appliquer ne soient majoritairement mus par le rejet des autres.
D’où cela vient-il ? D’où viennent les stéréotypes, ces clichés du genre « les Noirs courent plus vite », « les Noirs sont nuls en natation », « les Noirs ont le rythme dans la peau », qui ne tiennent évidemment pas debout, mais qui pourtant nous viennent à l’esprit ? Ces clichés qui peuvent glisser si facilement vers « les Noirs ne sont pas travailleurs », « les Noirs sont sales et bruyants » ou « la plupart des délinquants sont noirs ou arabes ». Ces clichés d’où viennent-ils ? Sans doute de l’histoire de notre rapport à l’autre qui a conduit à l’invention de la notion de race.
La faute à l’esclavage ? Mais combien de civilisations, même celles ayant laissé de brillantes traces dans l’histoire, avaient institutionnalisé cette pratique ? Romains, Arabes ou Chinois y ont eu recours, asservissant des hommes et des femmes « importés » d’ailleurs, asservir un être visiblement différent rend la chose plus supportable, leur octroyant un statut à mi-chemin entre l’humain et l’objet, bénéficiant de la seule liberté que de servir son propriétaire. Les choses étaient alors somme toute assez simples; il n’y avait alors point besoin de la notion de race.
« L’ordre racial s’est substitué au système esclavagiste quand celui-ci est devenu intenable moralement et économiquement, l’invention du Nègre et du Blanc répondant alors à un besoin de mise en ordre des sociétés » nous éclaire l’historienne Aurélia Michel. Car avec le progrès, avec Liberté Egalité, il a fallu justifier l’asservissement, la simple condition d’homme-objet ne convenait plus, il a bien fallu introduire une distinction de valeur qu’on a appelé race. Ainsi, il y avait le règne animal, le règne humain, et puis une espèce d’entre deux, la race nègre… il faut voir à ce propos La Vénus Noire excellent film d’Abdellatif Kechiche, histoire portée à l’écran de la Vénus Hottentote, qui révèle une vision frappante du moment où s’est formé le rapport des puissances coloniales au reste du monde.
La fin de la traite et l’abolition de l’esclavage pose la question de la main d’œuvre aux grandes puissances, qui doivent trouver des solutions de production qui prolongent l’économie de plantation. C’est ce qui ouvre la voie à la colonisation de l’Afrique et de l’Asie. On voit ainsi à quel point la question raciale se construit comme une réponse aux besoins des économies coloniales. La colonisation, au-delà de la simple annexion territoriale pour son exploitation, est alors justifiée par l’idée d’une mission civilisatrice, pour porter le progrès et en quelque sorte élever les races inférieures. On voit donc clairement ici les origines de la discrimination raciale, qui ont profondément marqué notre société, qui certes ont disparu mais dont on sous-estime probablement les traces qui subsistent. Faut-il faire acte de contrition au nom de nos ancêtres ? Peut-être, mais si c’est pour s’en dédouaner à bon compte, à quoi bon ? Il nous faut plutôt connaître l’histoire et la dire, recoudre « ses trous » sans tabou, identifier ce qui reste de son héritage, effacer ces vestiges et déconstruire les hiérarchies de notre pensée, consciente ou inconsciente.
On voit donc bien que le changement ne peut venir des personnes discriminées à elles-seules. Les organisations ont ça d’intéressant, c’est qu’elles peuvent orienter, réguler, organiser, même lorsque en leur sein s’expriment conservatisme et opposition. Par le dialogue et l’ouverture, le courage de se remettre en cause, les changements de société sont obtenus de cette façon, lorsque, aux côtés de ceux qui luttent pour plus d’égalité et de justice pour eux-mêmes, s’élèvent les nombreuses voix de ceux qui y sont sensible.
En entendant à nouveau les discours de Martin Luther King ou les interventions Muhammad Ali, en regardant les images d’archives de Da 5 Bloods de Spike Lee, on se dit que pas grand-chose n’a réellement changé depuis les années 1960 aux Etats-Unis, et d’une certaine façon aussi en France, même si nos sociétés sont très différentes. No justice, no peace – pas de société apaisée sans justice. Le progrès social s’obtient par lutte, le temps qui passe n’y fait rien si on ne s’en préoccupe pas. Alors, lorsque les promesses de justice et d’égalité ne sont pas tenues, quand on ne se situe pas dans une dynamique où l’on ne cherche activement à les faire progresser, mais où l’on traite ceux qui élèvent leur voix de « séparatistes » pour s’en débarrasser à bon compte, comment s’étonner de l’émergence de la colère et de son corolaire violence. « Une émeute est le langage de ceux qui ne se sente pas écoutés. »
Alors une vie Noire compte-t-elle ? La question doit être posée, encore et encore, jusqu’à ce qu’elle paraisse aussi absurde qu’inutile.