Un requin et les Canaries
Vingt-quatre heures dans le meilleur des cas. Depuis Laâyoune, le point le plus proche sur la côte marocaine du Sahara Occidental. Environ huit jours depuis les côtes sénégalaises, sur une patera qui se remplit d’eau froide et salée, au gré de la houle, de front, levée par les tièdes alizés de l’Atlantique qui soufflent nuit et jour sur ce bout d’océan.
Et une très vague idée de ce qui les attends de l’autre côté. Deux minutes de discussion avec ces mamans fuyant leur foyer manifestement inhospitalier, suffisent à comprendre que ce n’est pas l’attrait des pays destinations, l’Espagne ou la France pour la plupart des résidentes de ce foyer d’accueil de Las Palmas à Gran Canaria, mais bien la répulsion du pays d’origine qui les incite à partir. Qui risquerait sa vie, et celle de ces enfants, dans un voyage sans retour, que l’on atteigne ces minuscules îlots des Canaries ou pas, sans que l’immense force du désespoir ne l’y pousse ?
no one leaves home unless
home is the mouth of a shark(…)
you have to understand,
that no one puts their children in a boat
unless the water is safer than the land
Sara, Rama, Mariama, Malak, Sheima, Saïda, Mohamed et les autres rient, dansent, chantent, se bousculent. Ils se disputent aussi, pleurent, appellent leur maman. Ils savent à peine lire et écrire. Ils ont moins de 10 ans. Ce sont presqu’exclusivement des petites filles. Peu ont eu une vraie scolarité jusqu’ici. Il faut dire que les « grands » et les garçons sont restés « au village ». Une maman me dit que son garçon ne risque rien, lui, là-bas, les garçons vont à l’école, les garçons sont pris en charge par la grande famille, les garçons se débrouillent. Mais les filles… ça ne vaut pas grand-chose une petite fille, là-bas, et « tu sais ce qu’on leur fait aux petites filles ? » me demande-t-elle d’un air entendu. « On les coupe ? » dis-je, sans illusion. Elle acquiesce d’un heinhein suivi d’un long tchiiiip.
Sara, Rama, Mariama, Malak, Sheima, Saïda, Mohamed et les autres sont de petits rescapés. On fait des bulles de savon, des chaises musicales, de la peinture et des cocottes en papier. On tue le temps. Les mamans s’intéressent peu à ma proposition d’alphabétisation en espagnol. A quoi bon l’espagnol quand on vise la France ? En dehors de deux familles marocaines, dont j’ai compris que les papas étaient détenus, la majorité des « familles » hébergées dans ce centre de la Fondacion Cruz Blanca, dans le joli quartier de Vegueta, viennent d’Afrique de l’Ouest. Côte d’Ivoire, Guinée, Cameroun, Sénégal… et aucun homme à l’horizon. Sont-ils restés au pays ? Sont-ils déjà de l’autre côté ? Ont-ils disparu ? Ont-ils répudié, rejeté, délaissé ? On n’en parle pas. « Les hommes ? Ça ne vaut pas palabre, même, tchiiiiip. »
Le temps s’étire, deux ou trois mois dans le meilleur des cas, à attendre un laisser-passer administratif pour se rendre en Espagne continentale, souvent six ou douze mois. Le temps de la procédure administrative. Le temps des enquêtes de police, quand un cadavre est trouvé au fond d’une patera, quand un enfant arrive sans sa mère, jetée par-dessus bord pour alléger la barque d’un corps sans vie, quand une maman ne peut prouver que ses enfants sont les siens, et qu’il faut faire des tests de maternité. Quand… il y a mille raisons. Parfois c’est aussi l’absurdité de la politique européenne, qui préfère « invisibiliser » les milliers de migrants qui traversent ses frontières au risque de leurs vies, et les « stocker » sur des îles lointaines. Italie, Grèce, Espagne, et des populations iliennes sous une pression grotesque, qui apprennent, malgré tout, la cohabitation pacifique.
Lesvos, Lampedusa, Les Canaries. Condamnées à être les « îles des migrants ». Se sentant bien seules et abandonnées des capitales européennes. « Loin des yeux, c’est tant mieux ». Ici les plages de sable volcanique noir font le bonheur des baigneurs et des surfeurs. Sur la corniche, des enfants ont la langue bleue de lécher une glace en cornet au goût improbable. Sara, Rama, Mariama, Malak, Sheima, Saïda, Mohamed et les autres sont de ceux-là. Ça les fait rire aux éclats.
« Que Dieu t’accompagne » m’ont dit en chœur Rama et Mariama au moment des adieux. Qu’Il vous accompagne vous, surtout, Sara, Rama, Mariama, Malak, Sheima, Saïda, Mohamed et les autres.
Les Îles Canaries, en Espagne, font partie des 3 régions frontalières de l’Europe, avec les îles grecques et italiennes, par lesquelles passent les plus importantes routes migratoires. C’est la plus dangereuse compte tenu de la durée de la traversée maritime. 20 000 à 30 000 personnes débarquent sur les côtes de l’archipel chaque année, sur des embarcations de fortune, en provenance des côtes du Maroc, de la Mauritanie ou du Sénégal. Officiellement on recense 15% de naufragés, qui trouvent la mort pendant la traversée, d’après les récits recueillis des survivants, ou les canots vides repérés. Mais les ONG sur place estiment à au moins ¼ le nombre de candidats à la traversée qui n’y survivent pas, entre corps jetés par-dessus-bord et non déclarés, et barques perdues et jamais repérées, faisant de cette route la plus mortelle entre l’Afrique et l’Europe.
Découvrir et soutenir le travail de la Fundacion Cruz Blanca aux Canaries: https://www.fundacioncruzblanca.org/