Nous sommes des moustiques
Nous sommes des moustiques.
Nous sommes des moustiques. Des millions de moustiques. Une nuée. Individuellement nous ne sommes pas grand-chose. Mais notre pouvoir est pourtant immense.
Face à l’actualité des questions écologiques, de biodiversité, de changement climatique, j’entends souvent dire autour de moi : « Que puis-je faire, moi ? Que peut-on faire pour changer un système politique, un modèle économique dominant qui détruit la planète, comment peser dans le débat ? Moi simple citoyen, je n’y peux pas grand-chose… »
Je crois que l’on se trompe. Que la solution existe, là, sous nos yeux, simple et accessible, mais que nous ne la voyons pas. Et que nous sous-estimons largement notre pouvoir de moustique.
En préambule, je voudrais citer le conte du romancier Amos Oz, « Soudain dans la forêt profonde », que résume ainsi François Ruffin dans une récente chronique :
Les animaux ont déserté un village. Il n’y a plus un animal dans le village. On n’y voyait plus le moindre petit chardonneret, il n’y avait aucun poisson dans le torrent. Voilà des lustres qu’on n’y avait vu des insectes ou des reptiles, pas même des abeilles, des moustiques ou des mites. Un étrange silence y régnait en permanence. Les oies sauvages ne sillonnaient pas le ciel vide.
Mais personne n’en parlait sauf quelques marginaux. Ainsi, Emanuela, l’institutrice, tente de maintenir le souvenir des animaux. Elle fait faire des dessins aux enfants, qu’elle accroche sur les murs de l’école pour qu’ils se souviennent à quoi ressemblaient les animaux. Elle fait imiter les cris des animaux. Il y a aussi Almon, le pêcheur, qui offre des statuettes d’écureuil, de grues, pour que les enfants sachent encore à quoi ressemblent un papillon, un poisson, un poussin.
Mais les autres adultes préfèrent se taire. Ils préfèrent effacer leur crime, l’oublier. Un soir, l’un des enfants, Matti, prend son courage à deux mains et demande à son père pourquoi les animaux ont disparu du village. Celui-ci prend son temps avant de répondre, il se lève de son tabouret et se met à faire les cent pas dans la pièce, il hésite, puis il lui dit : « Alors voilà, Matti. Il s’est passé certaines choses ici, des choses dont il n’y a pas de quoi être fier. Mais nous ne sommes pas tous responsables, pas au même degré, en tout cas. Et puis, qui es-tu pour nous juger ? Tu es trop jeune. De quel droit nous blâmerais-tu ? Tu ne peux pas condamner des adultes. D’ailleurs, qui t’a parlé des animaux ? On a oublié, un point c’est tout ! N’y pense plus, personne n’a envie de se rappeler. Maintenant, descends me chercher des pommes de terre à la cave et arrête de parler pour ne rien dire. Écoute, Matti, on va faire comme si nous n’avions jamais eu cette conversation, comme si on n’en avait jamais parlé.
Ruffin continue sa chronique en disant : « Nicolas Hulot lors de sa démission disait ne pas comprendre que nous assistions à la gestation d’une tragédie écologique et climatique bien annoncée dans une forme d’indifférence. Serions-nous, nous aussi, submergés par la honte, par la culpabilité de ne rien faire, comme les adultes du conte d’Amos Oz, de sorte, que nous préférerions taire et rejeter la faute ailleurs ? Cette indifférence s’ancre dans la société. Selon le psychiatre François Tosquelles, « les hommes, les femmes et les enfants cherchent à tout prix une certaine sécurité, même au prix de la méconnaissance, du déni de ce qu’ils savent très bien. On est plus tranquille quand on ne sait pas ». Il évoquait la mort, mais cela vaut aussi pour l’écologie, comme si elle contenait notre mort à tous, comme si on préférait ne pas savoir même si on sait.
Il y a à l’origine de cette indifférence un profond sentiment d’impuissance : qu’y peut-on nous, petit homme, que peut-on face à l’ampleur de la question écologique ? On voit très bien que c’est une transformation massive qui serait nécessaire. Par où commencer ? »
La solution est pourtant là, sous nos yeux.
Elle passe par notre porte-monnaie, tout simplement et ne nous demande presque pas d’effort, juste de changer quelques habitudes quotidiennes.
Face aux enjeux écologiques les grandes industries ne changent que marginalement, voire pas du tout. Mais face aux enjeux économiques, elles savent s’adapter et très vite, au moins pour les meilleures d’entre elles, et sinon elles sont remplacées par de plus efficaces. Si notre demande évolue, l’offre évoluera. Si nous arrêtons de consommer certains produits, ils ne seront plus fabriqués. Notre consommation est une arme de changement massif du système économique.
Ainsi, si chacun change, un tout petit peu, sa façon de consommer, il contribuera à changer radicalement l’économie et son impact sur l’environnement. C’est à notre portée, consommer « responsable et durable » n’est plus réservé à une élite, une population citadine et bobo, les offres existent à présent, à la portée de tous. Cela ne demande pas beaucoup d’effort, change si peu notre confort, voire l’améliore. Cela demande un peu d’attention et de changements d’habitudes.
Prenons quelques exemples :
– pour enclencher enfin la vraie transition vers l’énergie renouvelable : souscrivons massivement aux offres d’électricité verte. Elles existent, sont à peine plus chères que les autres, y souscrire est simple comme un coup de fil.
– pour limiter l’usage des énergies fossiles : se déplacer dès que possible en transport en commun ou en vélo, plutôt qu’en voiture, retrouver le plaisir de la marche, une marche remplace même la séance de fitness dans une salle de gym climatisée.
– pour faire disparaitre la chimie et les pesticides dans l’agriculture, faire cesser l’élevage industriel : acheter les fruits et légumes de saison, exiger de votre maraîcher ou du supermarché des pommes pas trop rondes et parfois piquées, c’est tellement meilleur en plus, limiter les produits transformés et les marques industrielles, faire de la consommation de produits alimentaires d’importation lointaine une exception et non une habitude. Limiter sa consommation de viande, changer pour une consommation moins fréquente mais de meilleure qualité et d’origine locale.
– pour en finir avec les emballages inutiles et le plastique : privilégier le vrac et les produits les moins emballés. Cela existe pour le riz, les pâtes, les lentilles, les céréales etc. y compris dans les grands supermarchés. Ne plus acheter d’eau en bouteille, mais avoir sa gourde réutilisable à portée de main.
– pour faire bouger le milieu financier : revenir à une banque humaine, il existe des banques mutualistes ou coopératives plus respectueuses et engagées que les grands réseaux et qui offrent les mêmes services souvent moins chers et sans frais cachés.
– pour en finir avec l’obsolescence programmée des équipements électroniques, au premier lieu son téléphone mobile : se tourner vers le marché de l’occasion ou les modèles réparables.
– pour l’ameublement et l’électro-ménager, se tourner vers le troc ou l’occasion avant de considérer le neuf.
– pour une économie numérique plus vertueuse : soulager les serveurs en supprimant régulièrement ses emails anciens. Un email stocké indéfiniment, c’est un centre de données qui consomme de l’électricité, l’empreinte carbone de l’email équivaut à celle d’un sac plastique. Utiliser Qwant plutôt que Google. Prendre les réseaux sociaux à leur propre jeu, utilisez leur audience autant qu’ils utilisent vos données, publiez de belles choses, passez des messages de paix, militez pour les causes qui vous tiennent à cœur.
Nos dépenses quotidiennes, que l’on soit modeste ou aisé, représentent l’arme la plus puissante pour changer les choses à grande échelle et rapidement. C’est même plus fort qu’un bulletin de vote tous les cinq ans. Nous avons le pouvoir, celui de décider à qui l’on donne l’argent de notre consommation. Alors exerçons ce pouvoir. Les grandes marques craignent le boycott et le déclin de leurs ventes. Unissons le pouvoir de notre porte-monnaie et nous serons une nuée de moustiques pour piquer les grands endormis.
Les scientifiques disent qu’il nous reste deux ans pour agir. En deux ans, millions de moustiques, nous pouvons faire changer les choses et à très grande échelle.
Bzzzzzz….pique !