Zin li fik
Ici, c’est Much Loved – « trop aimée? » – que les citadins impassibles découvrent sous la bannière bleu-blanc-rouge au pied d’un édifice qui a toutes les apparences d’un espace religieux. Là-bas, le soleil se couche sur les remparts de la ville derrière lesquels se cachent la médina, les minarets, les palais opulents et les riads somptueux mais aussi les simples maisons aux murs décrépis collées les unes aux autres et puis les trous à rats. Là-bas il y a une ville le jour et une ville la nuit. Il y a ce qu’on voit, et ce qui est caché. Il y a ce que tout le monde sait mais qu’on ne dit surtout pas. Là-bas, chacun essaye de tirer son épingle du grand jeu du destin. Là-bas Zin li fik c’est pas du cinoche, c’est la vraie vie, enfin juste une de ses facettes.
On reproche à Nabil Ayouch d’être obscène. Il est simplement cru. Oui c’est cru, les corps à nu dont on profite sans les aimer, les scènes sans équivoque, la violence, l’alcool, la drogue, le sang même, et puis les mots aussi. Et alors ? Peut-on reprocher à un réalisateur de faire un film réaliste ?
Le cinéma a tout de même ceci de curieux, c’est qu’il n’hésite pas depuis des lustres à nous balancer sur grand écran et à la figure scènes de guerre et cervelle humaine explosée sur les carreaux froids d’une cuisine par une balle gros calibre tirée par une espèce de psychopathe surarmé et drogué jusqu’à la moelle, mais on considère obscène et choquant de montrer la chose la plus banale et courante que deux corps nus qui partage leur intimité et se donnent du plaisir. Est-il plus noble, plus beau, plus désirable de montrer deux corps qui s’unissent dans la douceur de quelques gros oreillers en plume d’oie ou bien qui s’entretuent à coup de hache sanguinolente sur la neige immaculée ? Quelle est la situation la plus impudique ? Et de quoi a-t-on peur ? De ce que verrons nos enfants ? Mais l’apprentissage de la sexualité au cinéma n’est-elle pas préférable à la violence à laquelle ils sont exposés, et à la pornographie en libre-service sur Internet ? Nous sommes 6 milliards sur la terre, dont disons la moitié est en âge de s’accoupler, si on compte que chacun le fait une fois par mois (en moyenne), il y a des dizaines de milliers de rencontres intimes de corps nus et de murmures de ravissement chaque minute dans le monde…. bezzzef !!! Sans doute beaucoup plus commun, nécessaire, inoffensif, que de trucidages à l’épluche-légumes.
Bref.
On accuse Nabil Ayouch de faire l’apologie de la prostitution au Maroc, de ternir l’image du pays. Mais Le Parrain a-t-il fait de New York une ville de gangsters ? La Haine a-t-il fait de la France un pays de racailles ? Paris et New York ont-elles pour autant dégringolé immédiatement après ces films du classement des destinations préférées dans le monde ? De quoi Marrakech a-t-elle peur ? Première destination touristique du Maghreb, sois fière de ton patrimoine. Jama-El-Fna, ne tremble pas. Malgré Zin li fik le soleil continuera à se lever le matin et à illuminer les hauteurs enneigées de l’Atlas et la magie de tes palmeraies continuera d’opérer. Malgré Zin li fik les graines de couscous servi le soir sur les toits de ta médina ne seront pas moins fines et fondantes. Les magnifiques Chevaux de Dieu du même Nabil Ayouch ont-ils fait de Casablanca une ville de terroristes, repoussoir de tous les investissements étrangers ? N’importe quoi. Y-a-t-il besoin montrer mère Térésa pour savoir qu’il y a du bien qui se fait dans le monde ? Autrement dit, est-il besoin de dire que le Maroc est un pays merveilleux, que les marocaines sont douces, belles et vertueuses, parce qu’on en montre aussi une facette plus sombre ? Non. Ici ni plus ni moins qu’ailleurs. Et ici comme ailleurs, comme partout où vivent des hommes et des femmes, des bas-fonds de Rotterdam jusqu’au fin fond de la Patagonie Septentrionale, on y exerce le plus vieux métier du monde, tout simplement peut-être parce que « tous les hommes sont menteurs, inconstants, faux, bavards, hypocrites, orgueilleux et lâches, méprisables et sensuels ; toutes les femmes sont perfides, artificieuses, vaniteuses, curieuses et dépravées », allez savoir ?… Mais qui aurait la naïveté de croire qu’ici c’est différent ? Qui plus est dans cette ville de tous les possibles, où se côtoient petits vendeurs d’oranges analphabètes et grandes stars de Hollywood, où se dressent ces palais de milles et une nuit, sortes de Disneylands locaux pour hypocrites saoudiens aux poches débordantes de fric et de mépris. Le Maroc serait-il un ilot de vertu isolé au milieu d’un océan de dépravation ? Non. Ni plus vertueux ni plus dépravé qu’ailleurs.
Mais Nabil Ayouch montre, il ne suggère rien. Il montre. Et ça dérange. Peut-on lui en tenir rigueur ? Que les faux-cul se retournent et observent leurs arrières, il suffit de passer devant ces boites de nuit d’hôtels de luxe de la ville ocre, même pas trop tard le soir, pour être témoin du spectacle. Y aurait-il un trait de la culture arabe qui tende à considérer que même si c’est haram, tant que c’est caché, tout va bien ? Tout le monde le sait, un paquet de monde en profite, du brave petit chauffeur de taxi à la grande mère maquerelle, mais disons que ça reste…une simple rumeur. De grâce Madame, « couvrez ce sein que je ne saurais voir ». Et le film est officiellement interdit de projection au Maroc. La grosse blague. On imagine avec quelle facilité on doit déjà pouvoir le regarder sur Internet ou l’acheter avec sa jaquette couleur pour quelques dirhams dans les rues de Casablanca. Mais disons que les apparences sont sauves. Ô délicieuses contradictions de la société marocaine.
On peut ne pas aimer le film, mais alors ne l’aimons pas pour sa réalisation, son jeu d’acteur, pour ses dialogues. Au demeurant, il sera difficile de dire qu’il n’est pas finement réalisé, que les actrices ne crèvent pas l’écran, et que l’on n’est pas touché par des dialogues alternativement pleins d’humour ou bien poignants. Finalement le scandale Nabil Ayouch rappelle ce que Molière faisait dire à son Tartuffe, que « Le scandale du monde, est ce qui fait l’offense; Et ce n’est pas pécher, que pécher en silence. »
Et si les bien-pensants pensaient au bien qu’ils pourraient faire pour changer les choses dans la vraie vie plutôt qu’au mal éventuel que provoquerait la projection d’un film de cinéma qui reste une œuvre de fiction, si réaliste soit-elle ?
Zin li fik, c’est une plainte. L’énormité absurde de la plainte qui se retourne contre la victime. La plainte des corps bousculés et des esprits ignorés. La plainte de tous ces mots auxquels on ne donne de valeur que pour leur apparence, qui ne comptent que pour l’instant où ils sont prononcés et s’oublient si vite après. Quelle belle langue de poésie dont on sent que le sous-titre ne présentent qu’une pâle et approximative traduction des plus éclatantes et délicates éloges à la femme, mais dont il ne reste plus rien l’instant d’après, ni dans les mots ni dans les regards qui les portent, plus rien que le dédain ! Zin li fik, c’est une plainte. La plainte de ces quatre femmes, belles, à qui il ne reste finalement pas grand-chose, que le droit de s’entendre dire « T’as le droit de fermer ta gueule ».