Café calva thé à la menthe
Tout à l’heure je suis allé au café du coin pour prendre un café. Prendre un café, pensais-je.
D’abord, il faut aimer les cafés du coin. Les vrais petits cafés qui payent pas de mine, le bar pmu, le tabac loto tiercé, celui qui a un vrai comptoir, en zinc, avec des vrais habitués, enracinés, en plomb, les tables carrées et les chaises en bois, les centaines de mégots, on ne les voit plus que sur le trottoir, mais on s’en souvient, au pied du comptoir. La tireuse trône et luit au-devant, elle se pavane et fait sa belle. La machine à café avec ses quatre buses chromées bien alignées n’en perd pas une miette, elle lui fait un gringue d’enfer, bien campée sur le meuble réfrigéré en bois dont on tire les délices de pichets de Côte du Rhône et de saucisson-beurre. Il y a tout un petit monde, une vie, une hiérarchie dans ces cafés. Les habitués qui travaillent dans le quartier, les bien coiffées bien rasés qui prennent plat-café assis dans la salle, les habitués du comptoir qui commencent par un demi pression et ensuite on les voit défiler, les pressés aux sandwichs et ceux qui prennent le temps en terrasse quand il y en a une, et du soleil.
On ne vient pas y prendre un café, on vient plonger dans ce monde. Ici le patron est souriant. Il y en a. Le patron est à son affaire. Il y en a. Et moi j’y suis, avec mon café sur le comptoir. Arrive un petit monsieur, dos vouté, petit, et vieux aussi, veste sans forme et sans âge, usée, casquette sur la tête, un type asiatique il me semble. Il se plante au zinc, juste à côté de moi et il commande un café calva.
Voilà.
Le type, il prend un café calva.
Un café calva ? Ça se fait encore, ça ? J’ouvre grand mes mirettes. Le patron ne sourcille pas, il sert le type avec les gestes précis et économes de celui qui connait son affaire. C’est une chance de voir ça, je crois. Combien de café calva sont encore servis chaque jour dans cette ville ? Dans ce beau pays tout entier ? Le Grand-Père il sourirait je crois. Le calva il appelait ça la goutte, ça se faisait à la maison une fois l’an, grand bouilleur de pommes avec son alambic, et puis ensuite ça sortait doucement du petit tonneau, et ça faisait la prime de l’ouvrier ou le bonheur des gens de passage, allez un p’tit avant de reprendre la route, faut dire que c’était à cheval, et que l’hiver était ben rude.
Mais le petit monsieur, lui, est triste. Il est seul. De cette solitude de la grande ville et de ses avenues dures et sans fin, cette solitude contre laquelle on ne voit pas trop quoi faire, la solitude de ce pays où trop de choses des villages ont été oubliées depuis trop longtemps. Ce monsieur, peut-être vient-il d’un pays où les petits vieux quand ils vont au café ils y passent la journée, à se retrouver, à taper le carton, je ne sais pas, à jouer aux dames ou juste à regarder passer les jolies filles en souriant ? Le petit monsieur est triste, anonyme enfileur de café calva, et on imagine qu’un peu abruti par l’alcool ça l’empêche de penser, ça permet de passer un petit bout de la journée, comme ça, et puis de rentrer.
Le type et son café calva j’y ai repensé toute la journée, alors ce soir je suis retourné au café du coin. Le patron me salue de sa grande pogne bien franche. Et je commande un café calva. Il me sert. C’est beau un Café Calva. Il faut y mettre des majuscules désormais. Le noir absolu du café, un peu de mousse brune au-dessus, et l’ambre transparent du calva dans le petit verre sur le zinc doré qui brille. De l’art brut. Un tableau à peindre. Il faut boire un Café Calva comme on boit un Monet. Et il faut réhabiliter le Café Calva.
Monsieur le président, j’ai oublié ton nom depuis toutes ces années loin loin bien au loin, mais tu dois réhabiliter le Café Calva. Démerde-toi. Ça doit pas être bien compliqué pour toi. Dans les écoles, je dis pas. Mais dans les cafés, les rades, les bouges, les cabarets, dans les bistrots, les bars, les caboulots, dans les troquets et les buvettes, vas-y mon petit père, réhabilite. Et puis partout où, pour commencer la journée, clore un repas, faire une pause, démarrer une discussion, on boit un petit café, il faut le faire aussi. S’il te plait. Commence par toi, ça fait terroir. Quand tu reçois dans ton palais tous ces gens très importants, les chefs d’état, les ministres, du premier au dernier et tout et tout. Fais-le tu verras. Sers donc le petit verre de calva avec la tasse de café. Et ça ne se refuse pas, bien sûr. Sinon il y a offense. Les chefs d’état, t’inquiète, le japonais va adorer, le chinois surkiffer, ceux du golfe feront des mines, mais t’inquiète je te dis, ils se l’enverront derrière le keffieh en loucedé. Il faut assumer sa culture, non ? Ici on fait du calva comme d’autre font du pétrole et on le boit avec le café. C’est tout.
Alors voilà, par décret désormais, le café de la pause sera toujours accompagné de son calva. Dans les réunions de chantier, les rendez-vous mondains, dans les rédactions fiévreuses des quotidiens, les raouts fumeux des agences de publicité, dans les réunions tristes des bureaux à moquette épaisse des grandes tours, dans les comités bidules, les commissions truc, les assemblées générales, les assemblées nationales, régionales, locales, syndicales, amicales, dans les mairies, les commissariats, les gares et les musées.
Il faut réhabiliter le Café Calva pour mon petit vieux à la veste toute usée, pour qu’il ne soit plus seul, qu’il puisse partager, qu’il ne soit plus jamais triste. Et puis par un mécanisme macro-économico-social ça fera baisser les prix, ça fera de l’inclusion et de la création d’emploi. Si, si promis, suffit de se détendre un peu, et de claquer la langue après la gorgée de calva. Bien sûr on nommera une commission éthique-ethylique, avec une jolie dame du pays à sa tête, ça fera chic, tiens, une jolie dame d’ici mais de là-bas, au prénom enchanteur de milles et une nuits, qui fera tout un tas de de lois pour limiter un peu la consommation. Je suis d’accord, tu vois. Un calva par jour, voire deux maxi, avec un espace de temps minimum à observer entre les deux, en fonction de sa corpulence, on fera des catégories, tout cela sera bien consigné, détaillé, argumenté. Et on respectera la loi promis, dura lex sed lex, on mettra des radars pour surveiller tout ça. On fera des exceptions, bien sûr, des exclusions, des interdictions et puis aussi des obligations. C’est bien nécessaire, j’en conviens. Par exemple ce sera interdit aux chauffeurs de taxi, aux pilotes d’avions et de fusées et aux dames de crèche. On en donnera pas non plus aux chirurgiens, aux dentistes, aux épilatrices– mais à leurs patients oui. Pour les juges, les curés, les psy, pas de restriction. Pour les banquiers, double dose obligatoire. Les clowns et les poètes, par intermittence. Les profs n’ont pas attendu. Les auto-entrepreneurs, le feront mais à leur compte, et on déduira de leurs impôts. Les mères de famille, à partir du troisième enfant, sur présentation d’un justificatif dont la date de validité excède de 6 mois au moins la date de consommation, ce sera gratuit. Il y aura des grèves et des protestations, mais on gérera, on a l’habitude de ça par ici.
C’est bien. Il faut réhabiliter le Café Calva, et mon petit vieux ne sera plus jamais triste, et moi pas triste pour lui.
Il faut réhabiliter le Café Calva. Mais à vrai dire, moi, c’est le thé à la menthe qui m’a manqué aujourd’hui. Tellement. Je n’ai pensé qu’à ça. Mon thé, mon thé, mon thé, je n’ai pensé qu’à toi toute la journée. Pourquoi t’ai-je laissé ? Mon thé, pourquoi m’as-tu abandonné ? Mon thé. Quand on a connu la douce et chaude sensation, et la saveur sucrée du thé qu’on boit à toute petite gorgée, qu’on tient dans ses deux mains pour se réchauffer, et puis on s’en ressert, on le partage, peut-on seulement s’en passer ? Alors Café Calva, oui, mais en même temps, je veux mon Thé à la Menthe. Et en majuscule aussi s’il vous plait.
Et puis au moment même où me traversent ces pensées, à la télé du café, il y a Cœur de Pirate, qui, juste à propos – toujours, n’est-ce pas ? – avec sa belle voix cristalline et ses jolies mains qui courent sur le clavier du piano au bout de ses tatouages, vient chanter laisse-moi tomber. C’est beau. Est-ce qu’on soigne le mal d’un pays comme on soigne un chagrin d’amour ? Ça se soigne comment l’amour, d’ailleurs ? Ça se soigne pas. Le temps seulement, il parait, et encore. Ça dit quoi ta chanson, jolie blonde ?
« laisse-moi tomber, laisse-nous tomber
Laisse la nuit trembler en moi
Laisse-moi tomber, laisse nous tomber
Cette fois
Et oublie moi (…) »
Pfffffiou…soupire-je. Et j’avale mon Café Calva.