Salina
A ma question en forme de bravade sur la sortie de Salina : « roman d’un écrivain en panne d’inspiration ou bien démonstration d’exercice de style ? », Laurent Gaudé répond avec douceur et sérieux, qu’il pourrait tomber en panne d’inspiration s’il n’avait en permanence en tête des dizaines de récits et de personnages dont il aimerait écrire l’histoire. Avec quelques mots simples, il raconte à quel point ses personnages habitent son imaginaire, jusqu’à ce qu’ils le quittent, une fois les pages noircies. « Mais il faut croire que Salina me hantait encore, puisque j’ai eu besoin de revenir à son histoire ».
Gaudé, venu à la littérature par le théâtre, publie Salina, héroïne d’une pièce dense et intense en 2003, l’année qui suit La mort du Roi Tsongor, qui lui vaut le prix Goncourt des Lycéens. On y retrouve un monde de mythe antique, cruel et démesuré, plein de la vigueur du sang qui bat dans les veines de ses personnages. Le roman Salina, publié en 2018, revient sur l’histoire étrange de cette femme, de sa destinée et celle de sa descendance.
Laurent Gaudé, un peu rêveur, la tête encore dans son histoire, nous dit pourquoi il a senti le besoin de revenir vers ce personnage, dont le roman est sous-titré les trois exils : « Les personnages d’exilés, on s’intéresse essentiellement à d’où ils viennent, mais est-ce que le plus important ce n’est pas où ils vont ? ». L’auteur lui-même dit ne pas connaitre l’histoire d’avant de son héroïne, les origines de Salina resteront mystérieuses jusqu’à son arrivée au centre du village du clan Djimba.
Salina est en lice pour le prix littéraire de la Porte Dorée qui récompense un roman ou un récit écrit en français traitant du thème de l’exil. Formidable conteur, Laurent Gaudé est venu présenter son ouvrage dans la bibliothèque du Palais de la Porte Dorée à Paris. Et quand il lit des passages du roman, son souffle se fait plus court, et notre cœur bat plus vite avec les mots qui s’enchainent. C’est un hommage à la force de son récit, tellement il sait rendre ses personnages présents. Ils sont ses amis, il a vécu avec eux.
Et l’on touche par sa lecture tout le paradoxe de l’oralité à l’écrit. Car comment ne pas remarquer dans le théâtre ou les romans d’inspiration mythologique de Gaudé, à quel point la question de la transmission orale est centrale. Salina, comme d’autres de ses romans, n’est pas un roman de dialogues mais de récit, un récit dont le chant est transcrit sur le papier, mais qui résonne de la voix claire de celui qui le raconte. L’écrivain clame son amour des histoires que l’on raconte et qui se transmettent de bouche à oreille. Celles qu’on perd et celles qui restent. Celles qui se transforment. L’histoire, cette merveille d’humanité sans cesse réinventée qui dit qui nous sommes, ce que nous faisons. Des repères, des repoussoirs, des points de fuites, des évasions.
Il est amusant de constater que les publications de Gaudé alternent, dans un mouvement quasi pendulaire, les thèmes contemporains, voire d’actualité, avec ceux issus de mondes imaginés et anciens, souvent proches de mythes de l’antiquité. L’auteur explique sa fascination pour l’histoire qui devient mythe, lorsqu’elle arrive à toucher au plus profond cette part d’humanité qu’ont en commun les hommes et les femmes d’une civilisation, et au-delà.
Ses personnages sont complexes, ils ont des parties sombres qui s’expriment, qui les font agir. Gaudé précise ainsi que, en particulier au théâtre, chaque personnage doit avoir l’occasion de défendre son point de vue, quelle que soit sa logique ou son opinion, aussi immorale ou répréhensible soit elle, elle a toujours une origine, une explication, et qu’il faut l’entendre. Salina ne fait pas exception : « quelqu’un à qui on a volé une vie, rien ne pourra lui rendre justice, rien ne pourra réparer ou compenser sa vie perdue. »
Au moment de faire signer mon exemplaire de Salina, je lui fais le reproche, amical, de n’écrire que de trop courts romans. Il répond alors qu’il rêverait d’écrire un roman de 500 pages, mais qu’il n’y parvient pas, que son écriture est trop concentrée. Ramassée, concentrée, mais jamais étriquée, Laurent Gaudé dit l’essentiel, comme une histoire que l’on raconterait, qui ne peut souffrir de se perdre dans les méandres du détail. Alors l’oreille comble les non-dits, et on imagine le reste.
Salina, les trois exils – roman – Laurent Gaudé – Actes Sud, 2018